Nommer le pouvoir. La titulature seldjoukide (xie-xiie siècles)

Par Jean-David Richaud
Publication en ligne le 21 avril 2017

Résumé

The Seljuqs, who controlled the Middle East from 11th to 12th century, are Turks from the Central Asia. But the region is essentially Arabic. Therefore, the Seljuqs promoted a complex policy to integrate themselves without loosing their origins. The titulature is an excellent example of this complex policy.

Les Seldjoukides, qui dominent le Moyen Orient aux xie et xiie siècles, sont des Turcs, originaires de la steppe. Or, leur domination se fait dans une région majoritairement arabe. Les Seldjoukides vont alors développer une politique complexe pour s’intégrer, tout en restant fidèles à leurs origines. Leur titulature est une illustration de cette politique complexe.

Mots-Clés

Texte intégral

1Le néologisme de la « Kakanie », formé par Musil dans L’Homme sans qualité à partir de la dénomination de l’Empire austro-hongrois, la « k. und k. Monarchie », montre à quel point d’un titre grandiloquent on peut passer à une farce. De là le soin que les gouvernants ont de la manière dont on les nomme. En effet, la dénomination est un instrument de pouvoir, étant ce qui permet de connoter légitimité et puissance. Encore faut-il, comme le montre Musil, que cette dénomination soit en phase avec la réalité. La question de la titulature au Moyen-Orient a déjà fait l’objet de nombreuses publications1. Cependant une dynastie n’a pas suscité le même engouement : les Seldjoukides. Ils sont pourtant au cœur des grandes mutations des xie-xiie siècles au Moyen-Orient. Originellement nomades turcs de la steppe d’Asie centrale, ils migrent vers les terres islamisées à la fin du xe siècle. Ils forment un État dans le nord de l’Afghanistan actuel en 1036 et se lancent à la conquête de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie et de l’Anatolie. L’Anatolie est atteinte dès les années 1050 et la Syrie est conquise dans les années 1080. Avec eux, la région va connaître un bouleversement politique et culturel complet : pour la première fois le pouvoir passe des populations arabes aux Turcs, et ce, définitivement. Par ailleurs les Seldjoukides, contrairement aux anciens émirs et mamelouks, ne sont pas d’anciens esclaves et n’ont jamais été acculturés à la culture arabe par une vie servile. Originaires des confins orientaux de l’Empire abbasside, ils apportent avec eux une culture turco-persane qui s’impose dans les milieux dirigeants et entraînent le développement d’institutions nouvelles, comme la fonction de sultan, les ʿiqtā, les madrasas, etc.

2Ces innovations et les changements de cadre n’empêchent cependant pas les Seldjoukides de se poser comme les défenseurs de la tradition et de l’orthodoxie sunnite. Alors même qu’ils favorisent l’évolution du pouvoir, ils se veulent les gardiens d’une culture et d’une religion desquelles ils sont complètement étrangers. Ces deux dynamiques, contradictoires en apparence, se lisent de manières très variées dans les textes et les sources. La titulature est l’un des espaces où elles s’expriment. En effet, celle-ci est le parfait reflet de cette dualité, pour ne pas dire ambiguïté, de l’idéologie seldjoukide. Étudier la titulature présente de plus l’avantage de nous permettre d’observer aussi bien le discours du pouvoir que sa réception par les sujets, confrontés à une situation inédite.

3Dès lors, comment nommer ce nouveau pouvoir, inédit dans l’histoire musulmane et qui n’avait pas d’équivalent dans l’horizon mental des orientaux de l’époque ? Qu’est-ce que cette façon de nommer nous dit de la nature du pouvoir seldjoukide ?

Une arabisation de la titulature des Turcs

4Le chroniqueur syriaque Bar Hebraeus rapporte ce propos attribué à Seljouk, le fondateur du clan, alors que les Seldjoukides s’apprêtent à entrer dans le Dār al-Islam :

Si nous n’embrassons pas la Foi du peuple du pays dans lequel nous désirons vivre et si nous ne passons pas un accord avec eux, aucun homme ne viendra nous rejoindre et nous devrons être un petit peuple solitaire2.

5La volonté de se fondre dans les populations locales est donc attribuée au fondateur, comme préalable à la grandeur du clan. Cette volonté est sans doute précocement présente dans le discours seldjoukide, puisque la source de Bar Hebraeus pour cette période est un ouvrage rédigé dans les années 1060 - seulement une dizaine d’années après la prise de Bagdad et soixante ans après la mort de Seldjouk3. Cette dynamique de fusion avec les populations locales se marque ainsi par une utilisation précoce de l’onomastique arabe, ainsi que l’usage, chez les dirigeants seljoukides d’une titulature essentiellement arabe.

Se fondre dans le milieu musulman

6L’onomastique arabe désigne une ascendance ou une descendance. On est toujours « fils de » ou « père de » (Ibn/Abū). L’onomastique turque fonctionne différemment : il n’existe qu’un nom, souvent en rapport avec un objet ou un animal : Alp Arslān signifie ainsi Lion blanc. Très tôt, les Seldjoukides utilisent toutefois une onomastique de type arabe. Les plus anciens témoignages sont des monnaies de la Bibliothèque Nationale de France qui conserve notamment une pièce de 435/1043-44, où Tughril Beg abandonne sa longue titulature et se désigne juste comme « Al-sultān Tughril Bak ibn Mikʾael »4. C’est l’une des rares monnaies où le titre officiel n’est pas accompagné d’une myriade d’adjectifs plus laudatifs les uns que les autres. La mention d’une ascendance suffit ici, elle est en elle-même légitimante. La précocité de cette arabisation des noms est, il faut y insister, remarquable : elle est observable moins de dix ans après la fondation de l’État alors que les Seldjoukides n’ont conquis que les marges les plus orientales de l’Empire, donc des régions persanophones.

7Cette tendance à se désigner « à l’arabe » s’accentue avec le temps. Tout d’abord, certains sultans ne portent plus des noms turcs mais arabes. Les monnaies montrent par ailleurs une évolution dans l’utilisation des termes « Ibn » ou « Abū ». En effet, tant que les sultans sont puissants (essentiellement les trois premiers sultans), ils ont plutôt tendance à se faire appeler en « abū ». Cela peut s’expliquer de différentes manières. Tout d’abord, l’appellation en « Ibn » n’a de sens, pour un prince, que si l’on peut aligner une longue ascendance qui prouve alors l’ancienneté de la famille. Cela n’est pas vraiment le cas des Seldjoukides avant la fin du xie siècle. Par ailleurs, dans le cas du deuxième sultan, Alp Arslān n’étant pas le fils du sultan précédent mais son neveu, il n’avait aucun intérêt à revendiquer le nom de son père. Enfin, la puissance de ces trois premiers sultans les dispense d’une légitimité héréditaire. À partir de 1092, alors que les prétendants au trône ont du mal à s’imposer sur le champ de bataille, on observe au contraire une recrudescence des « Ibn ». En manque de légitimité militaire, les sultans ne se contentent plus de s’appeler « à l’arabe », mais cherchent à se rattacher à un grand sultan d’heureuse mémoire, Malikshāh. On peut raisonnablement penser d’ailleurs qu’il s’agit à ce moment-là autant de se légitimer face aux populations locales que face aux autres éléments turcs, prompts à changer de camps. Ce changement montre aussi une évolution, au sein d’une partie de l’élite seldjoukide, dans la conception du mode de transmission légitime du pouvoir. Émerge ainsi l’idée qu’être le fils du sultan décédé légitime alors que la culture turque a toujours majoritairement considéré que seule l’épée pouvait assurer cette légitimité.

Une titulature grandiloquente

8La titulature seldjoukide est particulièrement longue et grandiloquente. Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, Tughril Beg (mort en 1062) avait comme titulature complète d’après Ibn al-Qalānīsī : « as-soltân al-mo’azzam Shahinshâh al-a’zam Rukn al-Dîn Ghiyât al-muslimin Bahâ Dîn Allah wa Soltân bilâd Allah wa Moghîth ‘Ibad Allah Yamîn Khallifat Allah Tuhghril Beg »5. Mais, la numismatique nous fait connaître d’autres titres encore qui s’ajoutent à cette énumération : Amir al-ājal (Grand émir) et Rukn al-dunyā (Pilier de l’État). Cela nous montre que les Seldjoukides, en mal de reconnaissance et de légitimité, dénués de culture arabe, ont cherché à légitimer leur pouvoir par l’arabisation et l’abus de titres.

9Mais la titulature a un autre intérêt, en ce qu’elle fait apparaître un nouvel acteur : le calife. En effet, les Seldjoukides ne se sont jamais arrogés de titres. Ils les recevaient du calife, détenteur suprême de la légitimité en terre d’Islam, à défaut de détenir le pouvoir réel. Ces titres n’étaient pas donnés à n’importe quelle occasion, mais lors de circonstances bien précises : l’investiture dans la charge de sultan ou d’émirs, les victoires militaires, etc. Bien évidemment ces titres n’étaient pas « gratuits » et les obtenir signifiait faire de riches et nombreux présents au calife qui répondait en retour par l’octroi de cadeaux, de robes d’honneur et des fameux titres. La titulature est donc au cœur d’une correspondance et de tractations entre deux pouvoirs qui cherchent alors à se situer l’un par rapport à l’autre. Cette lente construction de la titulature, par deux acteurs radicalement différents, montre la complexité d’un pouvoir qui s’impose sur l’ensemble du Moyen-Orient. Cette puissance se révèle toutefois, si ce n’est bancal, du moins hésitante, dans ses modes d’affirmation.

10Mais les Seldjoukides ne se sont pas uniquement arabisés. Fiers d’une culture d’origine dont ils n’avaient pas eu à se débarrasser, ils ont cherché à conserver et imprimer au pouvoir leur caractère turc.

Une arabisation inachevée

11Dans cet attachement à la culture turque, il ne faut pas se tromper. Il ne s’agit pas seulement du fils de migrant qui garde un lien affectif avec sa culture d’origine, ou celle de ses ancêtres. Les enjeux sont beaucoup plus politiques et centraux. En effet, si les sujets sont des descendants d’Arabes, l’entourage du pouvoir et surtout le cœur de l’armée restent turcs. Ne pas se couper de ses origines, cultiver sa culture turque, c’est ne pas rompre avec les traditions familiales, mais c’est aussi conserver une proximité avec les Turcs et Turcomans, bases de la puissance militaire seldjoukide. Cela se manifeste par l’attachement à la langue turque et à la place nouvelle du persan au sein des élites.

L’attachement à l’onomastique turque

12Tout d’abord, les Seldjoukides n’ont jamais complètement perdu leur onomastique turque. Les premiers à s’être appelés d’un nom uniquement arabe sont une partie des fils de Malikshāh, soit la 6e génération. Par ailleurs, même lorsqu’ils font précéder leur désignation de plusieurs lignes de titres arabes, ils choisissent de conserver leurs noms turcs. Le fait est évident dans la numismatique, où les noms turcs sont récurrents et représentent le moyen d’identifier un sultan précis. L’épigraphie l’illustre : Tutush, après sa prise d’Amid (actuelle Diyar Bakr) fait faire cette inscription sur les murailles de la ville :

Cette construction a eu lieu durant les jours du grand sultan, l’[auguste] roi des rois, (…), Tāj al-Dawla le dominateur, le flambeau de la nation florissante, la noblesse de la communauté brillante, Abū Sa’id Tutush, fils de Muhammad, le défenseur de l’Émir des croyants, que Dieu glorifie ses victoires6.

13Le maintien des noms turcs peut s’expliquer par l’attachement à la culture de la steppe pour des raisons politiques ou affectives pour les premiers sultans ; pour les sultans du deuxième tiers du xiie siècle, il s’agit aussi - et surtout - de réactiver le souvenir de la grandeur seldjoukide alors que la dynastie a perdu de son prestige. Ces derniers sultans seldjoukides, comme Tughril II (mort en 1134) ou Malikshāh III (mort en 1152) sont également devenus dépendants des forces turcomanes, incapables de stipendier une armée7.

14Évoquons, dans le même ordre d’idées, le cas de la tughra seldjoukide et de son équivalent numismatique, la tamgha. En effet, les chroniques rapportent que les sultans seldjoukides, dès Tughril Beg, avaient l’habitude de signer leur correspondance d’un sceau, appelé tughra, représentant un arc et une flèche, armes par excellence du cavalier turc8. Un fonctionnaire, de haut rang, était responsable de l’apposition de la tughra, clair symbole du caractère résolument turc de la dynastie (la tughra est d’ailleurs reprise par les Ottomans sous la forme qui est aujourd’hui popularisée). On retrouve les mêmes symboles sur de nombreuses monnaies seldjoukides jusqu’au début du xiie siècle. Elles rappellent l’origine turque de la dynastie et sa légitimité guerrière. Parfois, l’arc entoure le mot « Allāh » ; cette intrication de l’arme par excellence des Turcs et de la religion renvoie par ailleurs à la volonté des Seldjoukides de se légitimer par leur rôle de champions du sunnisme.

15Que ce soit la tughra ou les noms turcs, la volonté des Seldjoukides de montrer une autre légitimité apparaît clairement : non plus arabe mais résolument turque. La légitimité du sultan guerrier dépend de son succès à imposer son pouvoir sur le champ de bataille. Sa raison d’être est de défendre à la pointe de l’épée l’Islam. Mais il doit aussi être digne de commander les Turcomans. L’onomastique turque assure donc une légitimité militaire, longtemps essentielle dans un État seldjoukide où chaque mort de sultan est suivie d’une guerre de succession plus ou moins longue.

Le persan et son nouveau statut intermédiaire

16Le turc n’est cependant pas une langue administrative. Il reste la langue d’une partie des élites, d’un groupe social qui vit en quasi autarcie, qui dispose de la puissance militaire, mais qui ne représente par l’ensemble du pouvoir. À côté des émirs et des soldats de culture turque, existent une administration, des secrétaires et une bureaucratie du Khūrasān, puis du Jibāl, de culture persane. La langue turque n’est donc pas promue langue du pouvoir ; c’est le persan qui joue ce rôle.

17Sans revenir sur le déploiement des Persans comme élément central de l’administration seldjoukide et sur ses conséquences, il faut rappeler que la culture du pouvoir dont s’inspirent les Seldjoukides est persane et s’exprime en persan. La titulature en porte la trace, puisque, majoritairement arabe, elle comporte aussi des titres persans. Le plus facilement identifiable est bien sûr celui de Shāhanshāh, « roi des rois ». Directement inspiré des Sassanides, remis au goût du jour alors que vient d’être publié le Shāhnāme de Ferdowsi, qui s’impose rapidement comme l’œuvre fondatrice de la langue persane, ce titre est massivement présent dans la titulature seldjoukide et se retrouve également dans l’aire « arabe » de l’Empire. Une pièce frappée à Bagdad sous Tughril Beg porte ainsi le titre de Al-sultān al-muʿazam Shāhanshāh (le grand Sultan Roi des Rois)9. Dans les provinces persanophones, certaines pièces ne portent que l’expression Shāhanshāh10.

18De la même façon, le troisième sultan seldjoukide, Malikshāh, qui a voulu centraliser et unifier l’Empire a choisi un nom mêlant l’arabe malik (roi) et le persan shā, montrant par là-même leur double statut de langues officielles du pouvoir. Mais cette « persanisation » du pouvoir n’est pas un phénomène continu. Une fois de plus la numismatique nous l’indique : Shāhanshāh est un titre récurrent pour les trois premiers sultans, dont l’horizon mental est iranien. Mais à partir de 1092, le titre disparaît, y compris pour Sanjār, prince puis sultan du Khūrasān, qui est une région persane.

19On peut alors se demander comment ont réagi les sujets, face à des gouvernants venus des marges de l’Empire, voire des marges de la civilisation, qui cherchent à s’arabiser et se posent en protecteurs du calife.

Les populations locales face à la nouvelle titulature

Le problème des sources : une utilisation aléatoire des nouvelles titulatures

20Nous ne pouvons savoir comment le peuple, d’une manière générale, percevait ces maîtres lointains. Seuls des textes d’intellectuels, souvent religieux, permettent d’évaluer l’efficacité des modes de légitimation auxquels les Seldjoukides ont recours. Or ces textes sont partisans, plus ou moins favorables à tel ou tel sultan et notamment aux Turcs.

21De fait les chroniques montrent une utilisation aléatoire des titres arabes, même si globalement, l’utilisation de la titulature arabe par les intellectuels est le reflet de l’opinion favorable des auteurs. Tutush, frère du sultan Malikshāh est ainsi appelé Tāj al-Dawla (Couronne de l’État) chez Ibn al-Qalānīsī qui lui est particulièrement favorable. À l’inverse, Ibn al-Aṯīr, beaucoup plus neutre dans son rapport à Tutush, l’appelle tout simplement par son nom turc. Autre source de confusion, l’incompréhension des chroniqueurs pour la hiérarchie interne des Seldjoukides, phénomène nouveau dans la région. En effet, les sources ne sont jamais d’accord pour savoir si tel ou tel prince est un sultān ou un malik (roi). Ainsi, Tutush est appelé sultān, par Ibn al Qalānisī, mais non par Ibn al-Aṯīr.

22Outre la volonté d’être plus ou moins favorable à un tel ou tel prince, et l’incompréhension des hiérarchies propres aux Seldjoukides, la compression temporelle complique notre interprétation de cette source. Par exemple, Al-Husaynī parle de Tughril Beg comme d’un sultan et de son frère Tchaghri Beg comme du malik. En revanche, cet auteur parle toujours du fils de Tchaghri Beg comme d’un sultān. Cette incohérence est assez compréhensible : rédigeant sa chronique a posteriori, il donne tout simplement au fils du malik le titre qu’il aura dans le futur, ne tenant pas compte ici de la chronologie des évènements. On note ainsi, en réalité, une certaine indifférence à la question de la titulature chez les chroniqueurs, qui ne parviennent pas vraiment à faire rentrer dans les catégories classiques de la langue emploient, un vocabulaire adapté au nouveau pouvoir, resté clanique et tribal.

Un certain mépris intellectuel

23Cette indifférence est aussi liée à une certaine distance, si ce n’est même de l’ironie, pour cette tendance à l’inflation de titres. Ibn al-Qalānīsī écrit au milieu de son Histoire de Damas :

J’ai négligé, en rapportant l’histoire des Sultans d’autrefois et d’aujourd’hui, de citer en entier leurs titres officiels et leurs surnoms honorifiques précis, pour éviter de les répéter dans leur totalité et d’allonger (ma rédaction) en les mentionnant. Il ne s’agit pas là d’ailleurs d’une habitude ancienne, ni d’une vieille tradition pour les ouvrages d’histoire ; on était seulement accoutumé autrefois, parmi les savants et les lettrés, de rejeter les surnoms honorifiques et de les ignorer. […] Tughril-Beg […] sous le règne de l’imâm, du calife Al-Qâïm bi-amr Allah, Prince des Croyants - Dieu lui fasse miséricorde - prit la titulature de as-soltân […] Tuhghril Beg11.

24Outre la longue titulature, on remarque le contraste entre les lignes de titres du parvenu turc et le petit nombre de titres accordé au calife, symbole de l’arabité, du pouvoir légitime et de la tradition. Mais le plus souvent les contemporains sont beaucoup plus critiques qu’Ibn al-Qalānīsī qui se contente d’une forme de mépris. On y voit surtout le danger d’un monde sans rang et sans ordre, les titres étant donnés à tort et à travers. Ces auteurs critiquent d’ailleurs moins les Turcs qui cherchent à se valoriser - ils n’en valent même pas la peine - que le calife, coupable de vendre des titres contre de l’argent. Enfin, l’équation selon laquelle une titulature arabe à rallonge signale le parvenu cherchant à composer un pouvoir qui n’est pas réel, n’a pas échappé aux partisans des Seldjoukides eux-mêmes. Nizām al-Mulk, le grand vizir d’Alp Arslān et de Malikshāh, écrit ainsi au chapitre 41 de son Siyasatnāme :

Il y eu profusion de titres honorifiques et ce qui est prodigué perd son prix et sa valeur. Lorsque le sultan Mahmoud prit place sur le trône de la royauté, il fit au prince des croyants, le khalife Qadir billah, la demande d’un titre honorifique ; le khalife lui accorda celui de Yemin ed-Daulèh. Après la conquête du Nimrouz, du Khorassan, de l’Inde […] et de l’Iraq […], Mahmoud envoya au khalife un ambassadeur chargé […] de solliciter de lui l’octroi de nouveaux titres honorifiques. Le khalife n’accueillit point cette demande. […] Le khalife avait accordé au khaqan de Samarqand trois titres d’honneur […]. Cette faveur avait excité la jalousie de Mahmoud, qui fit partir […], un ambassadeur chargé de dire au khalife : « J’ai fait la conquête du pays des infidèles ; c’est en ton nom que je combats avec le sabre et, cependant, tu accordes à ce khaqan, qui tient de moi son autorité, trois titres honorifiques, tandis que moi, je n’en ai obtenu qu’un seul. […] - Un titre, répondit le khalife, est destiné à rehausser la dignité d’un homme qui acquerra ainsi plus de notoriété. Mais à toi qui jouis d’un noble rang et d’une grande célébrité, un seul titre te suffit. Le khaqan ne connaît pas grand’chose ; c’est un Turc grossier et ignorant ; c’est pour cela que sa demande a été agréée : toi, qui as acquis toutes les connaissances, tu es chéri par moi12.

25On note bien la mise en garde du vizir contre l’utilisation abusive d’une titulature grandiloquente, sous peine de n’être qu’un « turc grossier et ignorant ». Critiquant implicitement les ancêtres de Malikshāh, le vieux vizir propose un retour à la tradition évoquée par Ibn al-Qalānīsī. C’est par ailleurs, à travers le modèle de titulature, l’abandon d’un modèle politique issu de la steppe qui est prôné pour le remplacer par le modèle islamo-persan, cher à Nizām al-Mulk.

Conclusion

26Dans Le Diable boiteux, de Sacha Guitry, à la petite servante qui enlève les symboles napoléoniens des tapis du bureau et qui dit au diplomate qu’elle retire « les oiseaux », Talleyrand répond que ce sont « les aigles impériaux ». La petite servante rétorque que les aigles sont des oiseaux ; « oui mais de proie » conclut l’ancien grand chambellan de l’Empereur. Dans ce dialogue se joue le fait, bien connu, que la manière dont le pouvoir se fait nommer, et donc représenter, est un instrument de sa domination. Ce qui paraît absurde à Talleyrand dans le dialogue avec la petite servante est le fait qu’un pouvoir qui a conquis l’Europe puisse être représenté par un « oiseau ». Les Seldjoukides, comme les autres, ont été soucieux de la manière dont ils étaient désignés, souci d’autant plus grand qu’ils étaient en manque de légitimité. Mais bien au-delà d’un simple instrument de pouvoir, la titulature seldjoukide porte en elle les stigmates de nombreux instruments de leur pouvoir : le contingent militaire turc, l’administration persane, le soutien des religieux et du calife, etc. En somme, nous avons vu que la titulature seldjoukide, allongée, plurilingue et polymorphe porte en elle les évolutions de la culture politique qui touche le Moyen Orient aux xie et xiie siècles, ses contradictions et sa complexité.

27Comme nous l’avions remarqué en introduction, pour être un instrument de pouvoir et non un sujet de moquerie, encore faut-il que cette dénomination soit en phase avec la réalité de ce pouvoir ou tout du moins soit perçue comme tel. Ce fut sans doute-là le problème des Seldjoukides. Si la grandiloquence de leur titulature était en phase avec leur force (ils ont régi tout de même un continent pendant près d’un siècle), la légitimité de celle-ci fut l’objet de débats au sein des autochtones. La titulature permet donc de mettre en lumière les réticences des populations locales face à des innovations politiques, pourtant promises à une longue postérité.

Bibliographie

Sources

28Al-Husaynī, Akhbār al-dawlat al-salğūqiyya, éd. M. Iqbal, Lahore, 1933 ; trad. Clifford Edmund Bosworth, The history of the Seljuq state, New York, Routledge, 2011.

29Ibn al-Aṯīr, al-Kāmil fî l-ta’rīḫ, éd. Beyrouth, 1998, vol. 9 et 10 ; Barbier De Meynard, Kamel, RHC, Or., t. II, 1, 1876 ; trad. partielle Donald S. Richards, The Annals of the Saljuq Turks, Londres, Routledge Curzon, 2002 ; trad. partielle D. S. Richards, The chronicle of Ibn al-Athīr for the crusading period from al-Kāmil fi’l-ta’rīkh, Aldershot, Ashgate, 2006-2008, 3 vol.

30Ibn al-Aṯīr, Ta’rīḫ al-bāhir fī l-dawla al-Atābakiyya bi l-Mawṣil, éd. ‘Abd Al-Qadir Ahmad Tulaymat, Le Caire, 1963 ; éd. et trad. partielles Barbier De Meynard, Histoire des Atabegs, RHC, Or., t. II, 2, 1876.

31Ibn al-Qalānisī, Ḏayl ta’rīḫ Dimašq, éd. Henry Frederick Amedroz, Leyde, 1908 ; éd. Suhayl Zakkār, Damas, 1983 ; trad. Hamilton Alexander Rosskeen Gibb, The Damascus chronicle of the Crusades, Londres, 1932 ; trad. partielle, Roger Le Tourneau, Damas de 1075 à 1174, Damas, IFEAD, 1952.

32Nizām al-Mulk, Siyasatnāme, éd. et trad. Charles Schefer, Siassat Namé, Paris, 1893.

33Bar Hebraeus (Ibn al-’Ibrī), Chronography, éd. et trad. Ernest Alfred Wallis Budge, Londres, Oxford University Press, 1932, 2 vol. ; trad. Philippe Talon, La chronographie de Bar Hebraeus, Fernelmont, E.M.E, 2013, 3 vol.

Études modernes

34Clifford Edmund Bosworth, « The titulature of the Early Ghaznevids », Oriens, 1962, vol. 15, p. 210-233.

35Claude Cahen, « La Tughra seldjoukide », Journal Asiatique, CXXXIV, 1947, p. 167-172.

36Claude Cahen, « Le Malik nâmé et l’histoire des origines Seljukides », Oriens, vol. 2, 1949, p. 31-65.

37Répertoire chronologique d’épigraphie arabe, éd. Michel Combe, Jean Sauvaget et Gaston Wiet, vol. 8, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1937.

38David Durand-Guédy, « Goodbye to the Türkmens? The Military Role of Nomads in Iran after the Saljūq Conquest », dans Nomad Military Power in Iran and Adjacent Areas in the Islamic Period, dir. K. Franz et W. Holzwarth, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2015, p. 107-136.

39Nikita Elisséeff, « La titulature de Nūr ad-Dīn d’après ses inscriptions », Bulletin d’Études Orientales, vol. 14, 1952-1954, p. 155-196.

40Gilles Hennequin, Catalogue des monnaies musulmanes de la Bibliothèque Nationale, Asie Pré-mongole, les Salǧūqs et leurs successeurs, Paris, Bibliothèque Nationale, 1985.

Documents annexes

Notes

1 Clifford Edmund Bosworth, « The titulature of the Early Ghaznevids », Oriens, 1962, vol. 15, p. 210-233 ; Nikita Elisséeff, « La titulature de Nūr ad-Dīn d’après ses inscriptions », Bulletin d’Études Orientales, 1952-1954, vol. 14, p. 155-196.

2 Bar Hebraeus (Ibn al-‘Ibrī), Chronography, éd. et trad. Ernest Alfred Wallis Budge, Londres, Oxford University Press, 1932, vol. 2, p. 195.

3 La source des chroniqueurs pour les débuts de l’histoire seldjoukide, le Maliknāme, est une mise par écrit des traditions orales sur l’histoire du clan. La mise par écrit a dû être faite à la cour du sultan Alp Arslān dans les années 1060. Ce texte est aujourd’hui perdu, mais l’on sait qu’elle a été traduite en plusieurs langues et abondamment recopiée du xie au xiiie siècle, puisque de nombreux chroniqueurs, de langues différentes, affirment y avoir eu accès et recours. Pour plus d’informations sur ce texte, le lecteur pourra se reporter à l’article de Claude Cahen, « Le Malik nâmé et l’histoire des origines Seljukides », Oriens, 1949, vol. 2, p. 31-65.

4 Gilles Hennequin, Catalogue des monnaies musulmanes de la Bibliothèque Nationale, Asie Pré-mongole, les Salǧūqs et leurs successeurs [désormais CBNF], Bibliothèque nationale, Paris, 1985, pièce n° 33.

5 Ibn al-Qalānīsī, Ḏayl ta’rīḫ Dimašq, trad. partielle Roger Le Tourneau, Damas de 1075 à 1174, Damas, IFEAD, 1952, p. 272-273. Le titre signifie : « le grand Sultan, le grand Roi des rois, Pilier de la religion, Défenseur des musulmans, de la religion d’Allah et Sultan des pays d’Allah et Foi de la religion d’Allah et des Protecteur des terres d’Allah, Bras droit du Calife d’Allah, Tughril Beg ».

6 Répertoire chronologique d’épigraphie arabe, éd. Michel Combe, Jean Sauvaget et Gaston Wiet, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1937, vol. 8, p. 7. Nous soulignons « Tutush ».

7 David Durand-Guédy, « Goodbye to the Türkmens? The Military Role of Nomads in Iran after the Saljūq Conquest », dans Nomad Military Power in Iran and Adjacent Areas in the Islamic Period, dir. K. Franz et W. Holzwarth, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2015, p. 107-136.

8 La première source signalant la tughra est Bar Hebraeus (Ibn al-‘Ibrī), Chronography (éd. cit. n. 2), p. 200. Pour plus d’éléments, le lecteur pourra se reporter à l’article de Claude Cahen, « La Tughra seldjoukide », Journal Asiatique, 1945, p. 167-172.

9 CBNF (op. cit. n. 4), pièce n° 15.

10 CBNF (op. cit. n. 4), pièce n° 37.

11 Ibn al-Qalānīsī, Ḏayl ta’rīḫ Dimašq, trad. partielle Roger Le Tourneau, (op. cit. n. 5), p. 272-273. La titulature de Tuhghril Beg, retranscrite plus haut (I, B et n. 5), a été coupée.

12 Nizām al-Mulk, Siyasatnāme, éd. et trad. Charles Schefer, Siassat Namé, Paris, 1893, chapitre XLI, p. 193.

Pour citer ce document

Par Jean-David Richaud, «Nommer le pouvoir. La titulature seldjoukide (xie-xiie siècles)», Annales de Janua [En ligne], Les Annales, n° 5, Souverains et instruments de pouvoir, mis à jour le : 20/09/2019, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=1608.

Quelques mots à propos de :  Jean-David Richaud

Statut : Doctorant – Laboratoire : équipe « Islam médiéval » de l’UMR Orient et Méditerranée – Directrice : Anne-Marie Eddé – Titre de la thèse : Le pouvoir des marches. Les Seldjoukides et leurs zones frontalières (fin Xe-fin XIIe siècle). Thématique : Histoire politique. Contact : jd.richaud@gmail.com.