Entre histoire et archéologie : les silences de l’historiographie1

Par Laure Leroux
Publication en ligne le 30 mars 2013

Résumé

In studying the impact of the ringing bells in medieval civilization from a historical perspective, and working in parallel on the fortified churches in medieval archaeology, these researches have revealed a curiously similar historiographic assessment, namely the relative rarity of scholarly publications on these two fields. On one hand, some factual statements about medieval bells seem to have given an end to this matter; on the other hand, despite the large number of publications on fortified churches, most of them can prove unusable. Both of them reveal a historiographical vacuum which makes difficult for a young researcher to position himself – as well as a long historiographical tradition. Through this paradox raises the question about the silences of the historiography. However, the research of these two cases could also give us some elements for possible answers. According to our two subjects of study, common motifs emerge: historical, sociological or methodological. It results from a reflexion on the influence of such research’s states and their impact on the researcher’s approach before concluding the possible contributions of a thorough analysis of historiography.

Étudiant l’impact des sonneries de cloches dans la civilisation médiévale, dans une perspective historique, et travaillant en parallèle sur les églises fortifiées d’un point de vue archéologique, ces recherches ont révélé un bilan historiographique curieusement similaire, à savoir une relative indigence de la recherche dans ces deux thématiques. D’une part, quelques énoncés factuels concernant les cloches médiévales semblent avoir mis un terme définitif à la question ; d’autre part, malgré un nombre beaucoup plus important de publications sur les églises fortifiées, la plupart s’avèrent inexploitables et leurs acquis bien ténus. Dans les deux cas se dessine un vide historiographique par rapport auquel, en tant que jeune chercheur, il est presque aussi délicat – et téméraire – de se positionner qu’une longue tradition historiographique. A travers ce paradoxe se pose la question des silences de l’historiographie, auxquels ces deux cas d’études peuvent offrir quelques éléments de réponse. En esquissant les contours de ces deux thématiques, en dépassant les spécificités disciplinaires, se dégagent des motifs communs, qu’ils soient historiques et méthodologiques sinon sociologiques. Le propos porte également sur l’influence de tels états de la recherche, les questionnements qu’ils induisent et leurs conséquences sur la démarche adoptée, avant de conclure sur les apports éventuels d’une analyse approfondie de l’historiographie.

Mots-Clés

Texte intégral

Introduction

1Durant nos premières années de formation à la recherche il nous paraît sinon indispensable, du moins enviable de devenir, selon la formule consacrée, des « nains sur des épaules de géants », se reposant sur une tradition historiographique bien établie. Si elles laissent une marge de manœuvre théoriquement plus limitée, les recherches de nos prédécesseurs nous guident autant qu’elles nous orientent et constituent autant de jalons auxquels se repérer - voire se raccrocher pour l’apprenti chercheur en perdition. Du fait de notre inexpérience, sans doute développons-nous alors un rapport à l’historiographie complexe, espérant peut-être gagner en assurance et en légitimité par l’acceptation - ou le rejet - de ces legs. Formée à l’histoire médiévale puis à l’archéologie médiévale, je préjugeais, à chaque nouveau sujet, d’une historiographie conséquente, par rapport à laquelle mon éventuel apport tiendrait à l’originalité de l’approche plutôt qu’à la thématique, qui ne pouvait manquer d’avoir été longuement étudiée. Paradoxalement, mes deux objets d’études, les cloches et sonneries médiévales d’une part et les églises fortifiées de l’autre, présentaient au moins une caractéristique commune, à savoir un certain laconisme de la recherche qui a inévitablement soulevé quelques inquiétudes. Comment expliquer le silence des historiens comme des archéologues sur des sujets a priori peu spécialisés ? Est-il justifié ? Mon sujet est-il maudit ? Plus généralement, se pose la question de ces vides historiographiques par rapport auxquels il est presque aussi délicat et téméraire de se positionner qu’une longue tradition. Sans prétendre apporter de réponses bien définies, l’exemple de mes deux thématiques de recherche m’a donné matière à quelques réflexions sur la construction d’historiographies peu conventionnelles, aussi étroitement liée à l’histoire de ces deux disciplines qu’aux milieux dans lesquels elles s’élaborent.

Historiographies comparées

Cloches et sonneries

2Mes premiers pas dans la recherche en histoire médiévale me conduisirent à la découverte d’un sujet qui en a fait sourire plus d’un, à savoir les cloches et les sonneries dans la société médiévale2. Ce qui aurait dû n’être qu’un préalable, l’analyse de l’historiographie des cloches, devint rapidement un objet d’étude à part entière, tant ses caractéristiques se révélèrent déroutantes. Par une contradiction somme toute très classique, l’histoire de l’étude des cloches débute avec leur déclin, au xixe siècle. Les destructions révolutionnaires, la multiplication des affaires de cloches opposant les autorités municipales au curé de campagne ou à ses paroissiens3, et les nouvelles sonorités de la Révolution industrielle, font naître un intérêt sans précédent pour le patrimoine campanaire, à tel point qu’il faut évoquer la naissance d’une véritable littérature campanaire à la fin du siècle, partout en Europe, attisée par le développement du courant romantique4. Elle traduit également la volonté de sauvegarder les derniers symboles d’un âge d’or du christianisme après lequel soupirent les desservants d’églises désertées et dans lequel, s’imaginent-ils, les cloches des églises régnaient sans partage sur le paysage sonore. Les études autour des cloches se déclinent alors en France selon deux principaux axes : d’une part l’histoire liturgique des cloches, due pour l’essentiel à des hommes d’Église et visant à donner un second souffle à une liturgie en perte de sens5, d’autre part les « enquêtes campanaires » qui s’attachent à la recension des cloches anciennes, menacées par les destructions, les refontes et la déperdition progressive des techniques traditionnelles6. L’apogée de cet engouement pour la campanologie donne lieu, au début du siècle, à des revues spécialisées ; pourtant cet enthousiasme se tarit bientôt et la Première Guerre mondiale vient mettre un terme aux ambitions d’une immense enquête campanaire couvrant tous les clochers de France. Alors qu’en Belgique, les réquisitions de cloches durant la Seconde Guerre mondiale initièrent un vaste mouvement d’inventaire des cloches afin de ne livrer que les « moins intéressantes » aux fonderies7, il faut attendre en France l’inventaire des richesses artistiques et culturelles pour que soient progressivement répertoriées les cloches françaises à partir de 1964, et les années 1980 pour que la campanologie sorte de la disgrâce et de l’oubli grâce à la création de la Société Française de Campanologie. Les publications de ces trente dernières années se diversifient : si la plupart ont d’abord une vocation touristique, quelques rares universitaires - ethnologues ou musicologues - consacrent leurs travaux au patrimoine campanaire ; grâce à l’immense travail d’inventaire de l’archéologue Thierry Gonon, les cloches médiévales françaises sont enfin répertoriées8.

3Cet intérêt renaissant pour les cloches semble cependant avoir laissé les historiens indifférents, à de rares exceptions près. Il nous faut citer ici les deux études de référence de Jacques le Goff abordant les cloches à travers la question du temps médiéval et la remarquable analyse du contemporanéiste Alain Corbin des « affaires de cloches » du xixe siècle9. Il faut finalement un détour par la Belgique pour découvrir quelques études véritablement approfondies autour des cloches médiévales, et notamment à travers le patrimoine campanaire de la ville de Tournai10. En somme, l’histoire des cloches et des sonneries médiévales en France semble d’abord se résumer aux très belles lignes de Johan Huizinga, constatant l’omniprésence des cloches dans la civilisation de l’Occident médiéval11.

Les « églises fortifiées » en France

4Mes recherches en archéologie, consacrées à une tout autre thématique, celle des églises fortifiées, m’ont d’abord immergée à nouveau dans les publications des sociétés savantes du xixe siècle, l’intérêt porté aux églises fortifiées étant essentiellement lié au développement des études concernant le patrimoine monumental12. Il faut cependant attendre l’entre-deux guerres et la thèse pionnière d’un médiéviste, Raymond Rey13, pour que ces édifices deviennent un objet d’étude à part entière, suscitant une authentique curiosité de la part des historiens comme des archéologues et donnant lieu à de vastes enquêtes afin de recenser les églises fortifiées et d’établir des typologies des fortifications d’église, ne dépassant cependant pas la dizaine de pages pour la plupart d’entre elles. Après la Seconde Guerre Mondiale, ce modèle d’étude s’essouffle rapidement, se réduisant généralement à des répertoires succincts, sans véritable problématique et les publications des décennies suivantes tiennent alors plus du guide touristique que du travail de recherche proprement dit. À partir du milieu des années 1980, les milieux de la recherche universitaire s’approprient timidement le sujet14 et l’essor des publications ces dernières décennies engendre un ensemble relativement hétérogène, hésitant entre les répertoires et la monographie approfondie d’édifices spectaculaires. Après plus d’un siècle et demi de recherches, près de 1340 églises fortifiées ont été recensées dans une soixantaine de publications. Un examen plus minutieux révèle pourtant que le tiers de ces églises voient simplement leurs noms cités dans des répertoires, sans autres explications concernant leur statut ; moins d’un quart se fondent sur des sources historiques et seules 32 d’entre elles ont fait l’objet d’études archéologiques15. Près des deux tiers de ces publications ne s’appuient donc sur aucune argumentation pour identifier ces églises comme étant des « églises fortifiées ». Outre la brièveté de la plupart de ces notices, leur recoupement laisse entrevoir de tels écarts et incertitudes que les deux tiers apparaissent de fait comme inexploitables. Face à ce bilan, se pose immédiatement la question de savoir si ces publications constituent véritablement une historiographie ou une simple bibliographie.

5Ces historiographies aux contours et aux évolutions bien différentes semblent pourtant aboutir à un même constat, celui d’une certaine faiblesse de la recherche, cependant aisément relativisée par rapport aux spécificités de chacune de ces disciplines.

Héritages : les acquis et les dettes

L’impossible équilibre

6Dans le cadre de recherches en archéologie médiévale, il est ainsi inévitable de se heurter à la « jeunesse » de la discipline, dont une récente publication vient de fêter les trente ans d’existence16, et à la rapidité de ses évolutions. Si l’étude du patrimoine monumental est intimement liée aux prémices de l’archéologie médiévale, il faut attendre les années 1980 pour que soit véritablement amorcé une analyse scientifique du bâti dont les protocoles peinent encore à être formalisés17. Par ailleurs, les avancées technologiques rapides comme l’élaboration de méthodes de travail de plus en plus exhaustives et rigoureuses livrent à l’obsolescence bon nombre des travaux antérieurs. S’ajoute rapidement le problème plus large de l’exploitation des données archéologiques par une personne distincte du chercheur sur le terrain, plus encore pour des publications anciennes dans laquelle l’approche adoptée pour l’analyse est rarement détaillée.

7À l’inverse, la discipline historique admet un autre écueil, celui de « géants » parfois encombrants. En l’occurrence, les écrits de Jacques le Goff ne concernent que très indirectement les cloches ; comme le souligne Hervé Martin18, son analyse, pourtant fondamentale, livre une vision du temps médiéval discutable, reposant sur une opposition schématique entre le temps ecclésiastique et le temps dit « laïc ». Ces affirmations un peu hâtives semblent pourtant avoir donné à la question ses conclusions définitives et sont, depuis lors, systématiquement citées lorsqu’il s’agit d’évoquer le temps médiéval et ses cloches ; pour l’apprenti chercheur, composer avec de telles autorités devient alors une véritable gageure, qui ne laisse parfois pour seul choix que d’être timoré ou téméraire.

En quête de perspectives

8Il faut enfin tenir compte du cloisonnement des disciplines pour comprendre les particularités de ces états de la recherche. Par leur nature même, les cloches suscitent, dans leur approche, des hésitations bien légitimes : en tant qu’objets, il semble convenu qu’elles appartiennent au domaine de l’archéologie tandis qu’en tant qu’instruments de musique, elles relèvent des musicologues, à moins que leur rôle dans les rituels ne les attribue aux anthropologues. Se limitant à la perspective historique, il faut encore entrecroiser l’histoire religieuse, culturelle ou encore politique ; si la transdisciplinarité est aujourd’hui encouragée, rappelons que le cloisonnement des disciplines a longtemps prédominé et n’est pas absent des débats actuels.

9Les églises fortifiées, dans leurs formes comme dans les méthodes que requiert leur étude, représentent le type même de l’hybride, à la croisée des chemins entre histoire, histoire de l’art et archéologie. Au lieu de s’essayer à une exhaustivité effectivement utopique, la plupart des recherches portant sur le sujet se concentrent sur un seul aspect, omettant, voire occultant, ceux qui ne servent pas leur propos. En parcourant un siècle et demi d’études, on voit ainsi nombre d’édifices perdre le statut d’« églises fortifiées » d’une publication à l’autre. S’entrevoit également à travers ces questions d’interdisciplinarité ce qui pourrait être l’un des défis majeurs de l’archéologie actuelle, en particulier médiévale, la tentation d’une « histoire totale », à laquelle s’étaient essayés les historiens des Annales et que semblent promettre les progrès techniques récents, perspective dans laquelle l’archéologue doit se faire historien, géographe, géologue, topographe, historien d’art et anthropologue etc.

Du désintérêt au dédain

De l’apparence des évidences

10S’il faut lui reconnaître une influence prépondérante, l’aspect disciplinaire n’explique pas tout ; les généralités précédemment décrites peuvent s’appliquer à la plupart des sujets d’histoire ou d’archéologie médiévale sans déterminer pour autant de tels états de la recherche. Une réflexion sur l’historiographie ne peut ignorer l’importance du contexte sur les orientations de la recherche et l’ascendant bien réel – et souvent profitable – « d’effets de mode », permettant de mettre en avant un thème, une démarche. L’autre versant de cette « humanité » de la recherche est la persistance d’un certain désintérêt sinon d’un véritable dédain pour certaines thématiques19.

11En effet, ce silence ne doit rien à l’ignorance de ces notions ; dans les deux cas de figure présentés ici, il pourrait difficilement m’être attribué le mérite d’une quelconque « découverte ». Bien au contraire, l’idée m’a parfois effleurée que la familiarité du sujet pouvait être inversement proportionnelle à l’intérêt qu’elle éveillait parmi les chercheurs. Assez ironiquement, si les enquêtes autour des églises fortifiées s’essoufflent, c’est notamment parce qu’elles révèlent la banalité d’un type d’édifice jusqu’alors considéré comme atypique, caractéristique d’une région.

12Le contraste paraît plus flagrant encore concernant les cloches et sonneries ; il serait bien difficile de prétexter l’ignorance d’un objet aussi présent dans notre quotidien. Or, à l’inverse de l’archéologie qui ne peut exister qu’ancrée dans le présent, la discipline historique aime les ruptures et les disparitions ; tout porte à croire que les cloches n’entrent dans l’Histoire qu’à partir de leur déclin. Finalement, un des défauts majeurs des cloches du point de vue des historiens pourrait bien être que nous les entendions encore. Même si leur sens nous échappe désormais, les sonneries nous sont familières, étroitement liées à notre quotidien et manque probablement de dépaysement, d’étrangeté sinon d’exotisme pour attirer notre attention ou plus simplement soulever quelque interrogation. C’est ainsi que la persistance des cloches dans notre environnement proche leur fait subir plusieurs formes d’anachronisme : d’une part semble bien établie la croyance selon laquelle, hormis quelques avancées techniques, les cloches ne connaissent en Occident que des usages immuables, comme les sonneries de baptêmes ou de mariages, aux origines immémoriales, annulant inévitablement tout potentiel de recherche. D’autre part, il faut également tenir compte de ce qu’Alain Corbin nomme une forme de « désinvolture sensorielle » qui affecterait notre époque20. Dans un espace submergé de manifestations auditives, celles-ci ne nous parviennent plus que sous forme de bruit, voire de nuisance sonore. Nous projetons probablement notre propre indifférence sur les sociétés que nous sommes censés étudier, d’autant plus aisément que les perceptions sensorielles nous apparaissent comme naturelles, donc innées et inaltérables ; ce paradigme posé, elles ne peuvent devenir objets d’histoire.

13S’agissant des églises fortifiées est apparue une autre disposition qui pourrait expliquer le peu d’intérêt qu’elles suscitent dans la recherche. A mon grand étonnement, il s’est rapidement avéré que l’énoncé de mes recherches éveillait rarement d’interrogations embarrassantes concernant « la définition des termes du sujet », selon la formule bien connue des étudiants. En réalité, l’appellation d’« église fortifiée », absente des dictionnaires, semble parler d’elle-même ; il n’est nul besoin de l’expliciter. Au nom de l’évidence, un simple adjectif qualificatif est accepté pour définition, bien que la conjonction de ces termes n’ait rien d’incontestable ; historiquement, elle s’avère même tout à fait contradictoire. Pourtant, la simplicité des termes est telle que la formule tombe sous le sens, et dispense la plupart des publications d’aborder la question de la définition de leur objet d’étude, les condamnant ainsi à une impasse. C’est pourtant le rôle des sciences sociales et l’un de ses engagements que d’interroger les évidences de notre époque et déconstruire, démanteler les processus qui leur donnent l’apparence d’une sempiternelle normalité.

La mauvaise réputation

14Enfin, tout porte à croire que nos illustres prédécesseurs étaient aussi attentifs à l’historiographie que nous le sommes aujourd’hui. J’évoquais en introduction les boutades que faisait naître l’idée d’une étude sur les cloches ; loin d’être anodines, elles étaient révélatrices de préjugés associés de longue date aux études campanaires, que les historiens ont préféré abandonner aux érudits locaux, aux curés de campagne ou aux amateurs passionnés. Pour eux, les cloches sont reléguées au rang d’éléments du folklore rural. Contrairement aux régions du Nord, où les cloches constituent le symbole de l’âge d’or des communes urbaines, les cloches en France sont exclusivement perçues dans leur dimension religieuse, les éloignant probablement de milieux universitaires autrefois pétris de républicanisme. Malgré la formidable extension des champs de recherche en histoire ces dernières années, malgré l’immense diversité qui caractérise la recherche historique actuelle, l’idée d’étudier les cloches semble encore dérisoire à certains, une toquade qu’on espère passagère. Derrière ce possible dédain pour le collectionneur passionné se dessine également une méfiance persistante vis-à-vis de l’objet, de la culture matérielle, dont les relations entre histoire et archéologie témoignent encore aujourd’hui.

15Cette prégnance d’une « mauvaise réputation » a vraisemblablement tout autant desservi les églises fortifiées, d’abord considérées comme des curiosités locales qui viennent alimenter les guides touristiques. Un autre facteur contribue peut-être à la timidité des recherches : alors que sont entrepris de vigoureux efforts pour réhabiliter le Moyen Âge en mettant en valeur le caractère résidentiel des châteaux forts21 ou la codification de la violence dans la société médiévale22, les églises fortifiées font désordre. Ainsi que le rappellent nombre d’introductions des publications qui leur sont consacrées, les églises fortifiées incarnent d’abord l’insécurité régnant au Moyen Âge, les stigmates d’une violence permanente et incontrôlable, qui ne respecte ni les populations civiles ni les espaces sacrés. Prétendre qu’elles ont été volontairement occultées serait exagéré mais cette perspective a sans doute contribué à leur marginalisation puisque leur existence même semble conforter les clichés et stéréotypes autour des « heures sombres » du Moyen Âge.

16L’objectif de ces quelques remarques n’est assurément pas de stigmatiser les recherches antérieures mais bien d’établir la distinction dans ces éventuelles mises à l’écart entre ce qui relève de raisons dites « culturelles » et ce qui tient aux difficultés intrinsèques au sujet, afin de pouvoir alors tenter de les résoudre, sinon de constater leur insolubilité. Se posent ainsi de réelles difficultés de sources concernant les sonneries médiévales dès lors qu’il faut dépasser les rares textes officiels. « Peut-on écrire l’histoire d’une sensation ? » s’interrogeait Michel Pastoureau23. La rareté des mentions, leur caractère aussi elliptique qu’anecdotique rendent l’exercice aussi délicat qu’hasardeux. Vient dans un second temps l’écueil de l’écriture elle-même dès lors qu’il s’agit de décrire des perceptions, hésitant entre le discours scientifique et le propos subjectif. Suite à un véritable travail de prospection dans les sources médiévales, et notamment les sources de la pratique, de nouveaux éléments sur ces sonneries se sont pourtant dévoilés, démentant les a priori négatifs portés sur les potentialités du sujet. Même lorsque ces sources existent, et c’est le cas des églises fortifiées, encore faut-il pouvoir les traiter. Or, pour ces édifices, le problème de définition précédemment évoqué aboutit à un ensemble aux contours tellement incertains que toute tentative de classification semble vaine. Il paraît finalement illusoire d’étudier les églises fortifiées en tant que concept ; tout au plus peut-on évoquer des fortifications d’églises. Un tel changement de perspective ne suffit cependant pas à se libérer d’une autre entrave puisque malgré les progrès de l’archéologie médiévale, qui supposent des compétences techniques et des moyens matériels importants dans leur mise en œuvre24, ceux-ci ne permettent pas encore de résoudre la question essentielle de la datation de ces édifices, annulant toute problématique historique. Dans un cas comme dans l’autre, il apparaît également que l’ouverture à de telles thématiques n’est permise que par l’évolution des méthodes et des perspectives de ces disciplines.

Conclusion

17Une analyse approfondie de l’historiographie constitue peut-être un luxe des premières années de formation à la recherche ; on peut s’interroger sur la nécessité d’un examen aussi développé. Si je me suis permis d’en présenter ici la teneur, c’est d’abord parce que les spécificités de ces états de la recherche m’apparaissaient singulières, originales par rapport à ce que l’on pourrait attendre d’une historiographie traditionnelle. Finalement, qui peut sincèrement prétendre s’appuyer sur de véritables acquis de la recherche, sur une analyse en constante progression ? Il a été évoqué dans ces quelques paragraphes la méfiance vis-à-vis de nos prédécesseurs du début du xxe siècle, alors même qu’il est fréquemment rappelé à l’archéologie médiévale son peu d’ancienneté, ou, en d’autres termes, son « défaut » d’historiographie. L’apprenti chercheur est confronté aux paradoxes de ses disciplines, entre une longue tradition historiographique parfois pesante ou une absence de recherches autorisant alors une grande liberté dans l’approche du sujet. L’intérêt de l’historiographie est peut-être tout autre ; si son apport dans les recherches est parfois inégal, son étude demeure essentielle au chercheur car elle l’inscrit dans une lignée de scientifiques, un courant de pensée plus vaste que son seul intérêt ; car elle doit insuffler, finalement, la conscience du collectif.

Documents annexes

Notes

1 Merci à Mr Gilles Lecuppre (Maître de conférence, Université Paris X-Nanterre) et Mr Christophe Araujo (Maître en histoire médiévale, Université Paris X-Nanterre) pour leurs relectures attentives et leurs conseils éclairés.

2 Leroux L., Cloches et société médiévale, les sonneries de Tournai au Moyen Âge, Tournai ; Louvain-la-Neuve, mai 2011.

3 Corbin A., Les cloches de la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au xixe siècle, Paris, 1994, p. 54-69.

4 Ibid., p. 268-272.

5 Remarque de J.-C. Schmitt concernant les origines de l’anthropologie religieuse, particulièrement pertinente concernant les cloches. Schmitt J.-C., « Anthropologie historique », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], Hors série n° 2 | 2008, § 21. URL : http://cem.revues.org/index8862.html

6 Pour mémoire, parmi les pionniers de la campanologie citons le Dr Billon ou J. Berthelé, dont les inventaires ont permis de garder la trace de nombreuses cloches aujourd’hui disparues.

7 Le patrimoine campanaire de Wallonie : cloches, carillons, horloges, Namur, 2010, p. 16. Merci à Jacques Pycke, professeur à l’Université de Louvain-la-Neuve et Serge Joris, vice-président de l’Association Campanaire Wallonne, pour leurs remarques concernant la campanologie belge.

8 Gonon T., Les cloches en France au Moyen Âge, thèse sous la dir. de J.-F. Reynaud, Université Lumière Lyon 2, 2002. URL : http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2002/gonon_t

9 Corbin A., Les cloches de la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1994.

10 Desmons F., « Les cloches de Tournai. Notes d’histoire et d’archéologie », Annales de l’Académie Royale d’Archéologie de Belgique, t. 57, 1905, p. 21-177 ; Patart Christian, Les cloches civiles de Fosses, Namur et Tournai, Bruxelles : Crédit Communal de Belgique, 1976 ; plus récemment Dumoulin J. et Pycke J., Notice sur les cloches de la cathédrale, Tournai : Archives de la cathédrale de Tournai, 1976 ; J. Pycke, Sons, couleurs, odeurs dans la cathédrale de Tournai au xve siècle. T. 1. Edition du cérémonial et des ordinaires, suivie du commentaire : les acteurs, les lieux et le mobilier liturgique, Louvain-la-Neuve, Collège Erasme ; Bruxelles, Nauwelaerts, 2004.

11 Huizinga J., L’automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 1989, p. 26-27.

12 En particulier par les publications de la Société Française d’Archéologie, le Bulletin monumental et les Congrès archéologiques.

13 Rey R., Les vieilles églises fortifiées du Sud de la France, Paris, H. Laurens, 1926.

14 Issu d’une thèse sous la dir. de J.-M. Pesez : Meuret J.-P., Les Églises fortifiées de la Thiérache, Vervins, Société archéologique de Vervins et de la Thiérache, 1977.

15 Leroux L., Les églises fortifiées. État de la recherche, Mémoire de Master I Archéologie Médiévale, sous la dir. de B. Boissavit-Camus et J.-P. Caillet, Université Paris X-Nanterre, 2010.

16 Chapelot J., Gentili F., Trente d’archéologie médiévale en France, un bilan pour un avenir, Caen, Publications du CRAHM, 2009, p. 5-24.

17 Burnouf J., « Discours d’introduction », Archéologie du bâti, pour une harmonisation des méthodes, Paris, Éditions Errance, 2005, p. 19.

18 Martin H., Mentalités médiévales : xie-xve siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 168-174.

19 Corbin A., op. cit, p. 14.

20 Corbin A., Historien du sensible : entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000, p. 49.

21 Pour exemple : La vie dans le donjon au Moyen Âge, Actes du colloque de Vendôme, 12 & 13 mai 2001, Vendôme, Ed. du Cherche-Lune, 2005 ; Résidences aristocratiques, résidences du pouvoir entre Loire et Pyrénées, actes du colloque de Pau (2002), suppl. 4 d’Archéologie du Midi médiéval, Carcassonne, Ed. du Centre d’archéologie médiévale du Languedoc, 2006.

22 Pour exemple : Le Règlement des conflits au Moyen Âge, Actes du XXXIe Congrès de la SHMESP, Angers (2000), Paris : Publications de la Sorbonne, 2001 ; R. W. Kaeuper, Chivalry and violence in medieval Europe, Oxford, Oxford University Press, 2002.

23 Pastoureau M., Couleurs, images, symboles. Études d’histoire et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’Or, 1989, p. 53.

24 Sur les difficultés que soulève encore aujourd’hui l’étude archéologique des monuments religieux voir Sapin c., « L’église dans tous ses états. Trente ans d’archéologie des sites et édifices religieux », Trente d’archéologie médiévale en France, un bilan pour un avenir, Caen, Publications du CRAHM, 2009, p. 195-211.

Pour citer ce document

Par Laure Leroux, «Entre histoire et archéologie : les silences de l’historiographie1», Annales de Janua [En ligne], Les Annales, n°1, Première partie : historiographie, mis à jour le : 06/01/2021, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=285.

Quelques mots à propos de :  Laure Leroux

Lors de la journée d’étude de 2010 : titulaire d’un master II en histoire médiévale et étudiante en master II archéologie médiévale à l’université Paris X – Nanterre. - Lors de la journée d’étude de 2013 : doctorante à l’université de Poitiers. - Laboratoire : Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM - UMR 7302). - Directeur de recherches : Luc Bourgeois. - Sujet de thèse : Château de Biron (24) - étude archéologique, historique et architecturale. - Thématiques de recherches  ...