De la démarche fondamentale à l’approche appliquée de l’historien. Analyse des dynamiques spatio-temporelles d’un territoire forestier (Avesnois, Nord, xive-xviie siècles)

Par Marie Delcourte-Debarre
Publication en ligne le 26 septembre 2019

Résumé

Local management, as Afforestation policy, needs theoretical thesis. Ancient maps were converted into workable data using the SyMoGIH method (Modular System for Historical Data Management). It offers the possibility to work at different scales (territory, landscape, place). Every geographical part of the Avesnois National Park corresponds to a specific space and time data. This method produces an historical analysis for every location of the Park at different times.

La démarche de recherche appliquée choisie pour ce travail de thèse, centrée sur les politiques de reboisement, nécessite le recours à des outils particuliers, afin de rendre lisibles les données anciennes utilisées. La méthode SyMoGIH (Système modulaire de gestion de l’information historique) permet une analyse à différentes échelles (territoire, écopaysage, lieu), tout en intégrant les disparités spatiales et temporelles qui composent chaque élément géographique de l’Avesnois. Par cette méthode, le discours historique est spatialisé tout en étant borné temporellement.

Mots-Clés

Texte intégral

1La région Nord Pas-de-Calais dispose d’un taux de boisement relativement faible (environ 9%). Afin de remédier à cela, la Région initie depuis 2010 une politique volontariste, le Plan Forêt Régional, dont l’objectif est de doubler la superficie boisée sur l’ensemble du territoire d’ici une vingtaine d’années. Une analyse historique multiséculaire de l’état des forêts complète scientifiquement cette démarche gouvernementale. En articulant les composantes anciennes et actuelles du paysage sylvicole régional, elle permet d’aboutir, sur le terrain, à des prises de décisions qui engagent durablement l’avenir.

2Un premier état des forêts anciennes est réalisé sur le secteur de l’Avesnois dans le cadre d’une thèse en histoire de l’environnement financée en contrat Cifre par le Conseil Régional. L’objectif de cette thèse est d’analyser, dans le temps long, les interrelations entre paysages et sociétés riveraines, de révéler le poids des héritages sylvicoles dans les sylvosystèmes contemporains, d’identifier les ruptures et continuités paysagères qui ont jalonné l’histoire forestière de l’Avesnois pour aboutir à ce que nous connaissons aujourd’hui. L’objectif scientifique ainsi posé, il s’agit de répondre plus particulièrement à une demande des acteurs du monde forestier actuel. Finalement, cette thèse répond à une demande sociale qui a orienté certaines des problématiques scientifiques :

  • Mettre en évidence des zones anciennement boisées pouvant faire l’objet de replantations lorsque l’occupation du sol le permet ;

  • Définir les cœurs de boisements, autrement dit localiser les forêts anciennes (c’est-à-dire des forêts non déboisées depuis longtemps) ;

  • Appuyer les corridors écologiques sur d’anciens boisements ;

  • Réaliser une étude diachronique des peuplements forestiers.

3De ces diverses problématiques liées aux politiques de boisement et de préservation de la biodiversité, la démarche de l’historien s’en trouve modifiée, passant d’une recherche fondamentale à une recherche appliquée. L’historien doit mettre en place un outil utile à ses propres recherches, mais aussi aux gestionnaires du monde forestier actuel. Cet outil, le système d’information géo-historique, permet de répondre aux questionnements scientifiques précédemment exposés.

4Comment et par quels moyens l’historien de l’environnement analyse-t-il les dynamiques spatio-temporelles d’un territoire forestier ? L’étude d’un « territoire laboratoire », l’Avesnois, illustre ce propos.

Contexte d’étude et corpus de sources historiques

Un territoire, des écopaysages1

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Fig. 1 : un territoire d’étude, l’Avesnois © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

5L’Avesnois se situe au Sud du département du Nord, à la frontière avec l’Aisne. Territoire riche en biodiversité, il joue un rôle important pour les trames verte et bleue régionales2. Le bocage et la forêt ainsi que des reliquats de cloisons forestières bordant les anciennes haies médiévales (exemple : la haie d’Avesnes) forment les paysages les plus caractéristiques de ce territoire. Avec 27 300 ha de forêts soit un taux de boisement de 17%, l’Avesnois est la sous-région la plus boisée du Nord Pas-de-Calais (fig. 1), ce territoire semble ainsi propice à l’analyse de l’état ancien des forêts. Trois entités paysagères le composent3 :

  • L’écopaysage « Mormal » offre un paysage de transition entre le paysage bocager et céréalier.

  • L’écopaysage « Val de Sambre » est une vallée urbaine industrielle, le contraste est très marqué entre le bocage et le monde urbain.

  • L’écopaysage « Thiérache et Fagne » offre un paysage bocager et boisé plus ou moins marqué, où dominent les boisements linéaires (haies bocagères).

6Ainsi des dualités fortes caractérisent l’Avesnois et entraînent une diversité des milieux. Cette pluralité actuelle des paysages doit être intégrée à la démarche régressive de l’étude pour en comprendre l’origine et les dynamiques sur le temps long. Ce travail s’appuie sur un corpus de sources écrites et cartographiques qui délimitent le « territoire de l’historien4 ».

7Pour retracer l’évolution de l’agencement spatial des massifs forestiers sur un territoire dans un temps défini, afin de déterminer les dynamiques du paysage, la première démarche a été de constituer une base de données répertoriant les lieux. Elle permet de comprendre les liens qui les régissent. Cette analyse ne peut se réaliser sans l’apport des sources cartographiques et d’archives, conçues à des périodicités différentes.

Des sources aux temporalités disparates

8Le projet SIG Historique Avesnois a été initialement pensé en associant les temporalités des cartographies anciennes, qui couvrent une courte périodicité, et des données d’archives ayant une épaisseur temporelle multiséculaire. Suivant cette logique de superposition, quatre cartographies ont donc été sélectionnées :

  • La carte de Claude Masse (1730-1737) est généralement levée au 1/28 000e. Bien que la qualité de l’image numérique soit médiocre, elle offre une précision remarquable quant aux formes géométriques des massifs forestiers, à la toponymie et à l’agencement spatial.

  • La carte de Cassini (1749-1790) est levée au 1/86 400e et présente une sémiologie normalisée pour l’ensemble du territoire5. Bien que cette carte soit d’un grand intérêt pour la localisation des activités proto-industrielles. Elle est à utiliser avec grande prudence lors de l’analyse spatiale des massifs forestiers. En effet, ces derniers forment des « bouquets », et n’ont pas de limites bien définies.

  • La carte d’état-major (1835-1866) : s’appuie sur des levés 1/40 000e de terrains synthétisés sur des dessins-minutes réalisés par les officiers de l’état-major. La précision de la typologie des éléments naturels permet à l’historien de visualiser finement les paysages.

  • L’Occupation du sol (Ocsol 2009) : est une donnée créée par photo-interprétation gérée par le Système d’information géographique et d’analyse de l’environnement de la région Nord-Pas-de-Calais afin de caractériser les différents modes d’occupation du sol. Cette carte fait apparaître tous les milieux dont la superficie dépasse 0,5 ha (échelle 1/25 000e).

9Pour chacune de ces quatre cartes, deux couches SIG ont été créées : l’une pour les « polygones forêts » 6, l’autre pour les « toponymes ». Dans un premier temps, la superposition des quatre couches de forêts de visualiser l’agencement spatial de ce territoire sur une courte période (1730-1866 puis 2009). L’épaisseur temporelle des « lieux » quant à elle, s’observe en partie par les sources d’archives.

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Fig. 2 : Importance relative des sources par siècle (en nombre absolu) © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

10Un dépouillement et un traitement des documents d’archives ont été réalisés dans différents fonds régionaux et nationaux (Archives départementales du Nord, Archives Nationales…). Au total 15 000 données historiques allant du xiiie au xviiie siècles ont été recensées (fig. 2).

11Ces sources proviennent de périodes différentes. Le début de la période d’étude est marqué par une forte augmentation du nombre d’écrits entre les xiiie et xive siècles pouvant s’expliquer par l’état de conservation ou encore la normalisation des écrits pour la gestion du royaume. Cette normalisation est particulièrement remarquable sous l’ère bourguignonne (1433-1482) et la domination espagnole (1483-1658) justifiant le nombre croissant de documents. La faiblesse de ces derniers au xviiie siècle se justifie par les bornes temporelles d’une étude qui s’achève au début du xviiie siècle (vers 1730), impliquant une sélection des documents de la part de l’historien.

12Le contenu géographique de ces documents d’archives est un élément essentiel à la compréhension de l’emboîtement des échelles spatio-temporelles.

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Fig. 3 : Nombre de « lieux » mentionnés dans les sources d’archives (par siècle) © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

13Les xiiie et xive siècles, caractérisés par un nombre croissant de documents, connaissent une évolution identique en ce qui concerne les mentions de « lieux historiques » (fig. 3). Deux aspects majeurs distinguent les xve et xvie siècles, offrant par ailleurs une quantité non négligeable de documents :

  • La première est la relative stabilité du nombre de massifs forestiers mentionnés (environ 40), il s’agit très probablement des mêmes « lieux ». L’historien aura la possibilité de mener une étude diachronique sur un espace géographique relativement limité, qui ne couvre pas l’ensemble du territoire de l’Avesnois.

  • La seconde est la forte proportion des « lieux » de type « toponyme » au xvie siècle. La donnée « lieu » atteint une échelle de précision fine (« micro-toponyme »). L’administration espagnole n’est pas étrangère à cela. S’observe dans les documents d’archives de cette époque, dans les comptabilités en particulier, une obligation d’ « exactitude des faits » de la part des administrateurs royaux imposée par la Chambre des Comptes de Lille7. Au xviie siècle, ce phénomène se poursuit et s’accentue. Le nombre de lieux « massif forestier » s’accroît (environ 60 lieux), l’historien mène son analyse sur un espace géographique mieux défini. Au xviiie siècle, la tendance s’accélère encore.

14Ces données d’archives fournissent des informations sur les toponymes et leur localisation, sur l’état des bois, sur le climat, sur les compositions faunistique et floristique, ou encore les activités humaines en forêt.

15Leur traitement a nécessité la mise en place d’un système d’information géographique associé à une base de données structurée. Dans les couches SIG, traitées sous ArcGIS, chaque polygone « forêt » dispose d’un identifiant unique. Cet identifiant a été reporté dans la base de données historiques afin de faire le lien entre la donnée cartographique et la donnée d’archives. Ainsi la donnée historique est attribuée au polygone « forêt ».

Constitution d’un système d’information historique

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Fig. 4 : Composition de la donnée « lieu historique » © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

16Ce double travail cartographique et de dépouillement d’archives a débouché en premier lieu sur la constitution progressive d’une base de lieux : 684 toponymes forestiers et micro-toponymes ont été recensés (fig. 4).

17Le lieu est majoritairement issu de la donnée cartographique (59%). Sur les 402 massifs ou toponymes forestiers issus de la cartographie, aucune information archivistique n’a été recensée. Ce constat renforce l’importance de la complémentarité des différents types de données pour fonder une analyse transversale.

18Deux types de lieu sont présents dans ce cas d’étude : le massif forestier à 41% (bois, forêt, haie) et le toponyme ou micro-toponyme à 59%. Ces derniers représentent à la fois les proto-industries visibles ou non sur les cartes, les noms de « lieux » désignant un existant boisé ou rappelant un état boisé ancien. Cette donnée « lieu » est à 83% localisable puisque majoritairement issue de la cartographie, 11,9% des lieux sont localisables par rapport à un autre lieu lorsque par exemple l’information historique nous dit que tel massif se trouve à proximité de telle commune, 4,25% n’est pas localisable. Finalement ce corpus de données « lieu » est assez hétérogène d’où la nécessité de le structurer.

19Se pose toutefois la question de la gestion de la donnée historique incomplète, ne livrant qu’une information partielle sur le territoire, ou relative à une date intermédiaire voire antérieure aux données vectorisées. Comment s’assurer alors que la donnée historique s’intègre parfaitement à la forme du massif alors qu’il peut exister entre ces deux données un différentiel de 15 à 600 ans au maximum ? Prenons un exemple : nous disposons d’informations historiques datées de 1330-1380 portant sur un bois, puis plus aucune information jusqu’à la forme cartographiée du massif par Claude Masse, en 1730. Est-il juste d’attribuer ces données historiques à la forme cartographiée du massif, alors qu’il existe un écart temporel de 400 ans ? Comment intégrer les informations historiques à ces représentations spatio-temporelles ponctuelles ?

20Une autre interrogation s’établit quant à l’analyse des dynamiques spatiales et le suivi du boisement dans le temps. Le corpus cartographique, même élargi aux cartes non géoréférencées, ne peut seul suffire à une analyse sans les données d’archives. Ce constat est d’autant plus vrai quand il s’agit de mettre en évidence les évolutions concernant la nomination des lieux. La toponymie est en effet très aléatoire d’une source à l’autre.

21Finalement, cette première tentative d’association des données historiques attributaires aux géométries des cartes ne paraît pas satisfaisante dans la mesure où elle ne permet pas de gérer la temporalité des dynamiques spatiales. Cette première expérience montre que la donnée cartographique est davantage à utiliser comme source de connaissances (toponymes, formes des massifs forestiers) mais qu’elle ne peut être l’outil sur lequel s’appuie le SIG géo-historique.

SyMoGIH, une méthode appliquée à l’étude des espaces forestiers de l’Avesnois

22La méthode mise au point par le projet SyMoGIH (Système Modulaire de Gestion de l’Information Historique) propose une articulation nouvelle entre les dimensions temporelle et spatiale.

Le projet SyMoGIH et la modélisation des données géo-historiques

23SyMoGIH est un Système de Modélisation et de Gestion de l’Information Historique conçu en 2008 par quelques historiens appartenant au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes et développé actuellement au sein de son Pôle histoire numérique par une équipe d’historiens, informaticiens et géomaticien8. Ce projet s’est construit autour d’une réflexion sur une méthode de modélisation permettant aux historiens de partager entre eux, dans une base de données collaborative, les informations de qualité scientifique récoltées au cours de leurs recherches. Une plate-forme a été mise en place pour stocker de manière individuelle ou collective, et de façon cumulative, des données historiques structurées et des données spatiales. Le chercheur saisit ses données dans une interface web tout en se référant à une documentation commune à tous les participants au projet9. Chaque connaissance produite est authentifiée afin de favoriser le partage des données et de garantir leur traçabilité.

24La méthode SyMoGIH repose sur deux principes fondamentaux : l’atomisation de l’information et une production des données qui soit la plus objective possible10. L’information historique est décomposée en unités de connaissance atomisées auxquelles sont rattachés les objets (acteurs, institutions, lieux, concepts, etc.) concernés par ces connaissances et qu’elles mettent en relation11. Cette méthode permet de reconstituer l’environnement historique des objets concernés à partir d’informations cumulées au cours des dépouillements des sources archivistiques et de la documentation cartographique disponible. Comme les objets participent à de multiples unités de connaissance, celles-ci permettent de reconstituer de manière plus ou moins accomplie l’existence historique de chaque objet.

Le traitement des « lieux »

25Dans le modèle SyMoGIH, tous les événements ou informations descriptives qui portent sur des lieux, par exemple une forêt, sont donc traités en tant qu’unités de connaissance. Les unités de connaissance peuvent être de deux types, soit de type « contenu », dans le cas où l’historien souhaite retenir le récit des événements tel qu’il se trouve dans la source étudiée, soit de type « information », pour les connaissances émises par l’étude critique d’une ou plusieurs sources. Dans les deux cas, la production d’une unité de connaissance implique la définition d’une datation (précise ou relative et impliquant ou non une durée).

26À partir de ses sources, l’historien traite, dans ce système d’informations, ce qui relève du lieu. Chaque occurrence d’un lieu dans ce système regroupe les données spatiales et attributaires qui le concernent. Or, le cherche ne peut se fier qu’au toponyme, évolutif, pour identifier le lieu, ou à la localisation précise. Il doit alors faire converger toutes les informations historiques et géographiques dont il dispose, issues de différentes époques et sources. Le « lieu », appelé named place dans le modèle de SyMoGIH, est défini de façon unique à partir de trois composantes :

  • Son ou ses toponymes : un lieu peut être associé à un ou plusieurs toponymes pour traiter les différentes versions de l’orthographe ; un seul de ces toponymes sera défini comme standard ;

  • Son type : la typologie du lieu est soumise à un vocabulaire contrôlé ;

  • Sa localisation : la localisation peut être renseignée sous une forme ponctuelle ou une emprise spatiale et associée à un degré d’incertitude.

27L’objet named place est un objet abstrait. En programmation, il est obtenu par une « instanciation de classe », c’est-à-dire par la création d’un exemplaire défini par un ensemble de caractéristiques appelées « classes ». Ce lieu sera par exemple la « Forêt de Mormal » depuis sa première mention dans les sources et jusqu’à son existence actuelle, indépendamment de toutes les variations toponymiques ou spatiales qu’elle aura connues. Le named place ainsi renseigné est identifié grâce à un identifiant unique dans le système d’information (par ex. « NaPl121774 » : forêt de Mormal), dont le préfixe NaPl permet de savoir qu’il s’agit d’un lieu. A chaque objet de type « lieu » seront associées toutes les connaissances issues des sources et des cartes pour chaque époque qui le concernent, indépendamment des formes que le lieu a effectivement eues au cours de son existence.

28Pour traiter les évolutions spatio-temporelles du lieu au cours de son histoire, la méthode SyMoGIH introduit une deuxième entité, la « forme concrète du lieu », appelée concrete form. Cette entité représente la reconstitution par l’historien de la forme propre à un lieu, son étendue, ses contours, à un instant spécifique ou durant une période de temps donnée. Comme tout autre objet, la forme concrète est construite par le chercheur mais, à la différence du lieu qui ne dispose que d’une localisation générique, elle décrit la forme plus ou moins précise attribuée au lieu à une époque donnée.

29Un lieu sera donc associé à une ou plusieurs formes concrètes que l’historien construit à partir de connaissances tirées des sources, écrites ou cartographiques, qui décrivent les contours du lieu à un moment précis du temps. Un événement historique, comme un acte de déboisement, ou la mention d’un attribut, comme l’indication d’une superficie à une période donnée, peut donner lieu à l’apparition d’une nouvelle forme concrète, munie d’un identifiant unique (par ex. « CoFo5188 »), indiquant que l’historien a identifié à cet instant un changement significatif concernant l’étendue spatiale ou les contours du lieu. Les données historiques et cartographiques sont essentielles pour la définition des formes concrètes.

30À défaut de représentation cartographique concernant un lieu, sa géométrie peut être construite artificiellement en fonction des données attributaires disponibles comportant, par exemple, l’indication de la surface d’une forêt. Cette méthode propose une articulation plus développée que celle associant directement les géométries et les données attributaires, qui garantit plus de souplesse et permet de traiter les cas d’incertitude et de différentiel chronologique entre les données historiques et les représentations cartographiques disponibles.

31Dans le cas du projet de l’Avesnois il s’agit principalement de polygones construits à partir des indications contenues dans le système d’information géo-historique. Pour le projet, les polygones sont issus de deux processus de production :

  • soit il s’agit de polygones vectorisés sur les sources cartographiques auparavant citées. Dans ce cas l’historien détermine qu’un ou plusieurs polygones matérialisent correctement une forme concrète qu’il aura auparavant datée et définie au regard de ses sources ;

  • soit le polygone est produit sous une forme ovoïde autour de la localisation ponctuelle du lieu à partir d’une information historique mentionnant la superficie connue ou estimée de la forme du lieu.

32Dans les deux cas, les géométries peuvent être référencées individuellement, ce qui permet au chercheur de renseigner l’origine du tracé en plus des connaissances historiques qui ont permis son existence. Une telle structuration des données permet, par la suite, de réaliser rapidement une cartographie des données historiques. Pour les cas où la forme concrète est associée à une géométrie, l’information historique est d’attribuée à un ou plusieurs polygones qui sont le reflet à un instant donné de l’état des connaissances sur l’étendue spatiale d’un espace forestier de l’Avesnois. Pour les cas où cette connaissance est trop incertaine pour être matérialisée en géométrie, les attributs portent sur le point de localisation du named-place (cf. le cas de la forêt de Mormal, fig. 5).

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Fig. 5 : Formes concrètes de la forêt de Mormal © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

33Cette démarche demande une approche minutieuse et heuristique de la part de l’historien, à l’échelle de l’objet. Ainsi, pour un lieu récurrent dans ses sources, il doit effectuer une réflexion aux différentes étapes de son identification, de ses reconstructions au cours du temps jusqu’à leur matérialisation avec une géométrie. Dans le cadre du projet sur les forêts de l’Avesnois, cette approche a fait émerger une compréhension plus poussée de la dynamique des massifs forestiers et notamment sur leurs emboîtements spatio-temporels.

Observer le présent, connaître le passé pour anticiper le futur

Analyse des dynamiques spatiales de l’Avesnois

34Cette conception du lieu en quatre éléments structurants (nom, type, localisation et classe) a conduit progressivement l’historien à problématiser sa recherche à une échelle plus fine, en interrogeant non pas les dynamiques d’un territoire mais les rythmes d’évolution des massifs forestiers qui le composent.

35Afin de faciliter le travail d’analyse spatiale à la micro-échelle du massif, des schémas ont été créés pour chaque massif forestier composant le territoire de l’Avesnois. Prenons l’exemple de la haie des Lombards qui se situe en lisière est de la forêt de Mormal. En analysant les quatre sources cartographiques représentant les forêts anciennes et actuelles Claude Masse 1730 en vert, Cassini 1786 en gris pointillé (source utilisée partiellement dans le projet pour les raisons évoquées précédemment), état-major 1830 en bleu et Ocsol 2009 en rouge – des dynamiques spatiales sont apparues. Par exemple, les bois 1, 2, 3 sous Claude Masse correspondent au seul bois n° 1 sous Cassini et état-major, puis aux bois n° 1, 2, 3 sur l’Occupation du sol 2009. Ce qui signifie de manière visible que ce « lieu historique » aura plusieurs formes et toponymes dans le temps. Cette dynamique des toponymes se retrouve également dans les sources textuelles et permet d’affirmer ou d’infirmer les résultats issus de l’analyse des sources cartographiques.

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Fig. 6 : Schématisation des dynamiques spatiales © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

36Identifier ces changements permet d’apporter une dimension temporelle au « lieu » et de structurer l’information historique attributaire reportée à cette forêt, en réalisant un système d’information géo-historique performant modélisé selon la méthode SyMoGIH. Grâce à ce système d’information géo-historique, l’historien parvient à proposer des « scénarios alternatifs » aux stratégies de gestion actuelles.

La place de l’histoire dans les stratégies de gestion

37Depuis quelques années, les études en écologie du paysage ont montré la nécessité de préserver la connectivité des écosystèmes en s’appuyant sur des corridors écologiques renforçant la biodiversité. Cela se traduit aujourd’hui par des politiques d’aménagement du territoire telles que les schémas de cohérence écologique, les TVB. Elles visent à limiter les risques d’extinction liés à l’isolement des habitats. Les TVB sont particulièrement pertinentes en Nord-Pas-de-Calais, région de grande culture, où la fragmentation des écosystèmes forestiers est particulièrement forte.

38Cette approche laisse supposer, comme le souligne Jérôme Buridant « que la restauration de la connectivité puisse produire des effets bénéfiques à court terme »12. En réalité, les études plus récentes tendent à prouver que la diffusion des espèces, animales ou végétales, répond à des logiques temporelles et spatiales variées, et que la biodiversité actuelle est la résultante d’une histoire du paysage de très longue durée.

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Fig. 7 : Comparaison corridors forestiers SCRE et forêts anciennes © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

39En comparant les forêts anciennes - Claude Masse 1730, état-major 1835-1866 -, les forêts actuelles - Ocsol 2009 - et les corridors écologiques forestiers du SRCE-TVB, le chercheur met d’autant plus en évidence la nécessité d’intégrer cette histoire du paysage sur le temps long dans les stratégies de gestion.

40Cette carte, combinant les forêts anciennes et les corridors écologiques forestiers, montre qu’en Avesnois ces derniers s’appuient majoritairement sur des forêts anciennes existantes ou disparues, déboisées entre l866 et 2009. Cependant un cas particulier, au sud de la haie d’Avesnes, permet de repenser cette stratégie du corridor.

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Fig. 8 : Proposition issue de l’analyse historique © Marie Delcourte-Debarre (voir l’image au format original)

41Lorsque l’historien se focalise sur ce massif, il constate que le corridor écologique forestier passant au nord suit correctement le boisement ancien présent sur la carte d’état-major.

42Au Sud de ce massif, le cas est différent. La haie d’Avesnes a subi de nombreux défrichements et « grignotements » de lisières entre 1866 et 2009, il ne reste aujourd’hui que des reliquats de boisements. L’historien propose une solution alternative en s’appuyant sur les analyses précédemment menées – étude des dynamiques spatio-temporelles – en modifiant le tracé du corridor. Ce dernier passerait bien plus au Sud en s’appuyant sur les boisements anciens. L’intérêt serait de préserver les forêts anciennes à forte potentialité écologique comme le suggèrent les travaux de Jean-Luc Dupouey13.

43Grâce à l’évolution conceptuelle et méthodologique qu’apporte la méthode SyMoGIH, l’historien parvient à mettre en évidence les processus dynamiques qui déterminent le paysage actuel de l’Avesnois. L’historien est ainsi en mesure de faire ressortir des phénomènes qui auraient été lissés par une généralisation cartographique telle que le laissait envisager l’usage des couches de polygones issues de la vectorisation des sources cartographiques. Cet outil performant permet de suivre temporellement et spatialement le boisement, donnée primordiale dans le cadre d’une politique de reboisement. Telle qu’elle est conçue, cette méthode SIG est applicable à d’autres territoires forestiers. Il est à ce propos envisagé de l’appliquer à un autre territoire connu pour ses nombreuses plaines agricoles : l’Artois (Pas-de-Calais).

Notes

1 L’écopaysage est un concept employé à la fois pour l’analyse écologique et spatiale des paysages et celle des écosystèmes. Il s’agit d’une unité éco-paysagère disposant de conditions édaphiques (géomorphologique, climat ...) relativement homogènes et de caractéristiques écologiques, écosystémiques et biologiques qui lui sont propres. Cette notion permet de faire le lien entre paysage et biodiversité.

2 Réseau formé de continuités écologiques terrestres et aquatiques identifiées par les schémas régionaux de cohérence écologique. Elle constitue un outil d’aménagement durable du territoire. La Trame verte et bleue contribue à l’état de conservation favorable des habitats naturels et des espèces et au bon état écologique des masses d’eau.

3 Rapport Schéma Régional de Cohérence Ecologique – Trame Verte et Bleue (SRCE-TVB), juillet 2014.

4 Aline Durand, Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècles), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, p. 15.

5 Daniel Vallauri, Emmanuel Granier, Jean-Luc Dupouey, Les forêts de Cassini. Analyse quantitative et comparaison avec les forêts actuelles, Marseille, WWF/INRA, 2012.

6 Les polygones servent à représenter des unités surfaciques.

7 Lille, Arch. Dép. du Nord, B 3 : Instruction pour les officiers de la Chambre des Comptes en 1534.

8 LARHRA UMR 5190.

9 Se référer au site principal du projet http://symogih.org (consulté le 20 novembre 2015).

10 Claire-Charlotte Butez, « Un SIG collaboratif pour la recherche historique, conception d’un atlas historique numérique et d’une plate-forme de travail collaborative à partir de la méthode SyMoGIH », Géomatique Expert, n° 91, Mars-Avril 2013, p.30-35.

11 Francesco Beretta, Pierre Vernus, « Le projet SyMoGIH et la modélisation de l’information : une opération scientifique au service de l’histoire », Les Carnets du LARHRA, 2012, p. 88.

12 Jérôme Buridant et al., « Fractionnement des paysages forestiers et diversité floristique : le poids de l’histoire. L’exemple des fragments forestiers du bocage de la Thiérache (Nord-Est de la Picardie) », dans Jean-Luc Peyron et al., Forêts et Foresterie, Mutations et Décloisonnements, Paris, L’Harmatan, 2013, p. 240.

13 Jean-Luc Dupouey et al., La mémoire des forêts, actes du colloque « Forêt, archéologie et environnement » (14 au 16 décembre 2004), Nancy, l’Institut national de la recherche agronomique, 2007, p. 1-35.

Pour citer ce document

Par Marie Delcourte-Debarre, «De la démarche fondamentale à l’approche appliquée de l’historien. Analyse des dynamiques spatio-temporelles d’un territoire forestier (Avesnois, Nord, xive-xviie siècles)», Annales de Janua [En ligne], n°4, Les Annales, Moyen Âge et époque moderne, mis à jour le : 26/09/2019, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=1156.

Quelques mots à propos de :  Marie Delcourte-Debarre

Statut : docteure en histoire médiévale. – Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis. – Laboratoire : CALHISTE (UVHC, EA 4343). – Directrices de recherche : Corinne Beck, Fanny Milbled. – Sujet de thèse : Espaces forestiers et sociétés en Avesnois (xive-xviiie siècles). Étude du paysage. Thématiques de recherche : histoire de l’environnement, humanités numériques. – Contact : marie.delcourte@laposte.net