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La violence de guerre en images. Les guerres de Bourgogne dans la chronique bernoise de Diebold Schilling l’Ancien (1474-1477)
Par Morgane Bon
Publication en ligne le 12 avril 2019
Résumé
Geographical space at the crossroads of Europe, the Swiss Confederation was distinguished by the production of its Bilderchroniken (illustrated chronicles) at the end of the Middle Ages. These richly illuminated manuscripts, among which The Official Chronicle of the City of Bern by Diebold Schilling the Elder, tell the story of the Swiss Confederation. The third volume of this chronicle describes the Burgundian Wars. These wars, opposing Burgundians and Confederates between 1474 and 1477, are characterized by extreme violence. This violence reaches its peak during military actions, especially during the sieges and battles, where the combatants are mostly exposed to the blows of their ennemis. Represented in a very brutal way, violence is figured by the representation of wounds on the fighter’s bodies and bloodshed. These wounds inflicted by different weapons testify the will to neutralize the opposing army in a radical way. Illuminations distinguish not only physical violence, but also moral or psychological violence, marked by suffering, fear and the flight of combatants. Thus, the figurations of this war violence testify to a radicalization of military violence at the end of the fifteenth century, opening the military actions from the end of the Middle Ages to early modern warfare.
Espace géographique à la croisée de grandes routes européennes, la Confédération suisse se distingue à la fin du Moyen Âge par la production de ses Bilderchroniken (chroniques illustrées). Ces manuscrits richement enluminés, dont La chronique officielle de la ville de Berne de Diebold Schilling l’Ancien fait partie, racontent l’histoire de la Confédération suisse. Le troisième volume de cette chronique bernoise comprend les événements des guerres de Bourgogne. Ces guerres, opposant Bourguignons et Confédérés entre 1474 et 1477, sont caractérisées par une extrême violence. Cette violence atteint son paroxysme au cours des actions militaires, notamment durant les sièges et les batailles, où les combattants sont le plus exposés aux coups de leur adversaire. Représentée de façon très brutale, la violence se traduit par la représentation des blessures sur les corps des combattants marqués par une effusion de sang. Ces blessures infligées par différentes armes témoignent de la volonté de neutraliser radicalement l’ennemi. Sur les enluminures se distinguent non seulement une violence physique, mais aussi une violence morale ou psychologique, marquée par la souffrance, la peur et la fuite des combattants. Ainsi, les figurations de cette violence de guerre témoignent d’une radicalisation de la violence militaire à la fin du xve siècle ouvrant les actions militaires de la fin du Moyen Âge vers la guerre moderne.
Mots-Clés
Table des matières
Texte intégral
1Parler de la guerre à la fin du Moyen Âge ne peut se faire sans évoquer la violence inhérente à celle-ci. La manière de représenter la guerre, la violence et la mort à la fin du xve siècle est intéressante à appréhender par l’intermédiaire de la chronique de Diebold Schilling l’Ancien. Greffier de la ville de Berne, Diebold Schilling (v. 1430-1486) reçoit en 1474 du Conseil de la ville le mandat de rédiger une histoire de celle-ci. Sa chronique, qui se nomme Amtliche Berner Chronik (Chronique officielle de la ville de Berne), se compose de trois volumes réalisés en dix années. Le premier d’entre eux contient les débuts de l’histoire de Berne de la fondation de la ville, en 1191, à l’année 1421, puis le deuxième évoque les événements de 1421 à 1466. Enfin, le troisième, qui nous intéresse tout particulièrement car il intègre les guerres de Bourgogne, se concentre sur les années 1466 à 1480. Pour ces deux premiers volumes, Diebold Schilling s’est inspiré des chroniques antérieures ; pour le troisième, il est contemporain des faits et participe certainement aux batailles de Grandson et de Morat. Cette chronique, qui est riche artistiquement, décrit par chapitre les événements dans l’ordre chronologique. Elle s’inscrit dans la tradition suisse des Bilderchroniken (chroniques illustrées), produites aux xve et xvie siècles, sur papier ou sur parchemin, et comprennent de nombreuses illustrations. Celles-ci sont aussi importantes que le texte, sinon plus. D’ailleurs, cette chronique représente la source la plus originale et la plus complète qui existe au sujet des guerres de Bourgogne. Nous ne savons pas qui a réalisé les enluminures de la chronique de Diebold Schilling l’Ancien. L’historienne Lieselotte Saurma-Jeltsch s’interroge pour savoir si nous devons considérer Diebold Schilling non seulement comme le scribe mais aussi comme le peintre, ou si au contraire, plusieurs personnes sont impliquées dans la réalisation de cette chronique1. Toutefois, dans l’observation de la représentation du paysage à la fois urbain et rural, des traits communs sont perceptibles avec les peintres rhénans et, de manière plus générale, les peintres flamands. De plus, des points de ressemblances semblent également apparaître avec les livres d’armes de l’espace germanique de la fin du xve siècle.
2Les guerres de Bourgogne voient l’opposition de Charles le Téméraire, quatrième duc de Bourgogne de la Maison de Valois à la Confédération Suisse, comprenant alors huit cantons : Uri, Schwytz, Unterwald, Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug et Berne, ainsi que leurs alliés. Elles se déclenchent en 1474 à la suite de la révolte alsacienne et la mort du bailli du Téméraire, Pierre de Hagenbach, et se terminent à la mort du Téméraire sur le champ de bataille devant Nancy le 5 janvier 1477. Ces guerres se traduisent par une succession de plusieurs campagnes militaires marquées par de nombreux sièges et de nombreuses batailles. Le théâtre des opérations se situe principalement en Pays de Vaud, mais les territoires de la Franche-Comté et de la Lorraine sont également touchés.
3L’étude des enluminures permet d’aborder d’une manière spécifique cette question de la violence. L’enluminure est une peinture ou un dessin exécuté à la main qui décore ou illustre un texte du Moyen Âge. Les travaux de Christiane Raynaud occupent une place majeure dans l’intérêt porté à ce sujet et dévoilent la richesse des documents iconographiques. Cette dernière a réalisé sa thèse à partir de l’étude d’un corpus d’images en s’intéressant à la représentation de la violence dans les enluminures des manuscrits français des xiiie, xive et xve siècles2. Notons que les guerres de Bourgogne n’ont toutefois jamais fait l’objet d’une étude iconographique complète malgré la richesse du sujet.
4Ainsi, la question que l’on peut se poser est la suivante, comment se trouve illustrée la violence de guerre dans les enluminures de la chronique de Diebold Schilling l’Ancien ?
5Pour y répondre, je diviserai mon propos en trois parties : en évoquant les sièges et les batailles au cœur de cette violence de guerre, avant de me pencher sur la représentation des blessures et de m’interroger enfin sur la figuration d’une violence morale ou psychologique.
Les sièges et les batailles au cœur de la violence de guerre
6L’auteur des enluminures accorde une place importante à la représentation des faits militaires et notamment aux sièges et aux batailles, pendant lesquels les combattants sont le plus exposés aux coups de leurs adversaires. Blessés et morts sont figurés pour exprimer le caractère meurtrier et sanglant des combats3.
Les sièges
7Dans le cadre des sièges ou des attaques de villes, la violence guerrière est représentée par le choc des assauts. Les guerres de Bourgogne sont marquées par ces événements, notamment au cours de l’année 1475, avec les campagnes des Confédérés en Franche-Comté et dans le Pays de Vaud qui permettent aux Suisses de contrôler le territoire. Ces conquêtes sont marquées par une extrême violence. Le pays de Vaud est alors mis à feu et à sang et subit de nombreux massacres et destructions.
8La représentation enluminée de ces assauts passe par la figuration des hommes qui se jettent sur la forteresse ennemie, mais aussi par le recours massif à l’artillerie à poudre. L’artillerie, qui entre désormais au cœur de la guerre de siège provoque, un déferlement de violence sans précédent, avec d’importantes conséquences destructrices (Fig. 1). L’enlumineur accorde une place importante à la figuration de diverses pièces d’artillerie en action, comme les imposantes bombardes, dont les boulets viennent s’écraser contre les murailles adverses. Le témoignage de la violence des sièges passe également par la représentation des gestes des acteurs. En effet, lors du siège de la ville d’Orbe par les Confédérés en avril-mai 1475, nous voyons que les Suisses pénètrent dans la ville. Ces derniers se battent contre les Bourguignons sur le haut des murailles et n’hésitent pas à jeter dans le vide leurs adversaires, qui pour certains sont encore vivants (Fig. 2).
Fig. 1 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 218v) : Attaque de la ville de Blamont par les Confédérés (juillet-août 1475) © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
Fig. 2 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 182r) : Attaque de la ville d’Orbe par les Confédérés (avril-mai 1475) © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
Les batailles
9De la même manière, la représentation de la violence de guerre se retrouve sur les scènes de combats. Les guerres de Bourgogne sont le cadre de nombreuses batailles, dont les trois principales sont celles de Grandson (2 mars 1476), de Morat (22 juin 1476) et de Nancy (5 janvier 1477). La représentation de ces rencontres est l’occasion de figurer la violence de guerre par les coups qui s’y échangent (Fig. 3). La violence des coups est également visible dans les armes employées. Les Suisses munis de leurs piques ou de leur hallebarde s’opposent aux hommes d’armes bourguignons lourdement armés et maniant principalement la lance et l’épée. Ainsi, la violence s’exprime par la puissance des gestes des combattants qui nous montre la volonté d’anéantissement de l’adversaire. Cette remarque est aussi pertinente lorsque l’on observe la représentation des chevaux au galop dans les différentes scènes de batailles, tout particulièrement au sein des troupes bourguignonnes. Les chevaux viennent s’empaler sur les piques suisses témoignant de la brutalité des chocs. L’artillerie est également figurée au cours de ces affrontements, même si nous savons que celle-ci ne joua qu’un rôle secondaire dans les batailles rangées au cours de ce conflit.
10Ainsi, la violence de guerre visible sur les enluminures au cours des affrontements militaires occasionne des blessures qui entrainent, dans la majeure partie des cas, la mort du combattant. Ces blessures sont souvent figurées de manière très crue.
Fig. 3 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 324r) : Lors de la bataille de Grandson, un Bernois tue le seigneur de Châteauguyon © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
Les combattants face à la violence de guerre : blessures et morts aux combats
11Sur les enluminures, les atteintes physiques subies par les combattants ne sont pas occultées et témoignent de la violence des combats.
Représenter les blessures
12Les blessures de guerre, comme les définit Rabah Ali Bacha dans sa thèse, sont des blessures résultant d’une lésion occasionnée par une action extérieure, au cours d’événements guerriers, en présence ou du fait d’un ennemi4. La figuration des sièges et des batailles est l’occasion pour l’enlumineur de représenter les atteintes physiques des combattants et leurs morts. Les illustrations témoignent d’un véritable chaos, avec des hommes morts ou blessés sur le sol, des armes cassées, des flèches ou des épées fichées dans les corps des combattants, des hommes amputés et décapités, etc. Nous le voyons, par exemple, après la bataille de Grandson avec les corps bourguignons gisant sur le champ de bataille (Fig. 4). Au premier plan, un combattant bourguignon a la tête coupée en deux, ce qui est certainement dû à l’emploi d’une hallebarde. Sur ces enluminures, la représentation des blessures passe par le sang qui s’écoule des corps des combattants. Ainsi, le sang qui coule est la manière par laquelle l’enlumineur a fait le choix de représenter l’ensemble des blessures mortelles ou non sur les enluminures. L’effusion du sang joue alors un rôle essentiel, car c’est de tout temps, le moyen le plus efficace de symboliser au mieux la violence à l’état pur5.
Fig. 4 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 325v) : La dernière phase de la bataille de Grandson, les Bourguignons prennent la fuite © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
13Malgré une utilisation de plus en plus importante des armes à feu, il y a peu de représentations de blessures dues à l’artillerie. L’une des seules figurations est celle qui montre la tête du Büchsenmeister des confédérés, emportée par un coup de couleuvrine lors du siège de Grandson (Fig. 5). La représentation de cet acte est très sobre, la tête se sépare du reste du corps et du sang coule de la blessure. En réalité, ces armes devaient faire beaucoup plus de dégâts que ce qui nous est montré. En effet, l’artillerie symbolise la violence et la rapidité de la mort, qui arrive en un éclair et peut toucher n’importe qui, simple homme de trait ou grand seigneur, quel que soit le prix de son armure6.
Fig. 5 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 305r) : Un coup de couleuvrine emporte la tête du Büchsenmeister des Confédérés lors du siège de Grandson © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
Localiser les blessures
14Après la représentation des blessures, arrêtons-nous sur la localisation de celles-ci. Si nous nous concentrons sur une campagne des guerres de Bourgogne, comme par exemple la campagne de Grandson de février-mars 1476 comprenant le siège de la ville par les Bourguignons et la bataille opposant Bourguignons et Confédérés, nous repérons la figuration de 93 blessures (sur 23 enluminures au total). Celles-ci se répartissent de la façon suivante (Tableau 1) :
Partie du corps |
Nombre de représentation |
Tête |
47 |
Cou |
6 |
Dos |
19 |
Torse / Abdomen |
14 |
Membres supérieurs |
5 |
Membres inférieurs |
2 |
Tableau : Localisation des blessures des combattants au cours de la campagne de Grandson.
15Comme nous pouvons le constater à l’aide de ce tableau, les blessures vont de la tête aux membres inférieurs, avec une plus grande fréquence sur le haut du corps. Certaines parties du corps sont ainsi plus particulièrement visées au cours des combats, notamment la tête, le dos, le torse et l’abdomen des combattants, constituant en tout 75 % des blessures représentées. Les blessures à la tête sont les plus nombreuses. En effet, la représentation de ces blessures est symbolique mais aussi réaliste car elle souligne l’acharnement de combats sans pitié, l’enlumineur ne craignant pas de montrer la volonté de neutraliser radicalement l’adversaire7. Il est impossible de répertorier l’ensemble des atteintes physiques figurant sur les enluminures de la chronique de Diebold Schilling l’Ancien. Cependant, cette observation pour les blessures de la campagne de Grandson se retrouve pour l’ensemble des guerres de Bourgogne. Les blessures se situant au-dessus de la taille sont les plus fréquentes et témoignent d’une réalité bien connue de la guerre au Moyen Âge. Celles-ci s’expliquent par les armes employées au cours du conflit. Ces analyses sont d’ailleurs confirmées par l’archéologie8. La répartition de ces blessures permet de comprendre pourquoi les hommes portaient plus d’attention à la protection du haut du corps et de leur tête, ces parties du corps étant les plus exposées au cours des affrontements. Cependant, le fait d’avoir une protection ne permet pas aux combattants d’être à l’abri de tous les coups, les armes transperçant ainsi les cuirasses ou autres protections utilisées.
Les armes utilisées pour causer ces blessures
16Les blessures sont infligées par des armes variées. Sur les images, la grande majorité d’entre elles semble être occasionnée par des armes coupantes, contondantes ou perforantes. Nous remarquons sur certaines enluminures des membres sectionnés ou des têtes tranchées. Il s’agit notamment de blessures dues à l’usage de l’épée ou de la hallebarde (Fig. 4). D’autres blessures semblent être provoquées par des armes perforantes notamment celles que nous retrouvons sur le torse ou dans le dos, qui peuvent être dues à l’usage de l’épée maniée « d’estoc », de la pique, de la hallebarde ou de la lance. Les blessures au cou sont notamment dues à l’emploi de la dague, surnommée « coupe-gorge ». Sur l’image présentant l’entrée des Lorrains et des Suisses dans le camp bourguignon à la fin de la bataille de Nancy, nous voyons des combattants bourguignons morts sur le champ de bataille. Ces hommes ont été tués par des armes différentes, dont la dague et la pique, deux armes caractéristiques des combattants suisses (Fig. 6). Les blessures réalisées à l’aide d’armes de jet sont facilement identifiables, car l’enlumineur représente la flèche ou le carreau dans le corps des combattants, ce qui ne laisse aucun doute sur l’arme employée pour occasionner la blessure (Fig. 7).
Fig. 6 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 392r) : Déplacement des troupes confédérées avec leurs musiciens © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
Fig. 7 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 324v) : Bataille de Grandson (2 mars 1476) © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
17Ainsi, il est possible de faire des suppositions sur les armes ayant causé ces blessures et la mort de l’adversaire. Toutefois, il reste très difficile d’avoir des certitudes du fait de la représentation minimaliste et stéréotypée des blessures, qui montrent le sang s’écouler de celles-ci. De plus, il est bon de préciser qu’un certain nombre de blessures ne sont pas représentées notamment celles dues à une chute des échelles ou de cheval qui ne provoquent pas forcément une effusion de sang, mais entraînent des fractures fermées, des traumatismes crâniens, ou autres. De ce fait, seules les blessures saignantes, certainement les plus impressionnantes, ont retenu l’attention de l’enlumineur.
Représenter la violence morale entre souffrance, peur et fuite des combats
18Les combattants médiévaux sont confrontés quotidiennement à la mort, que ce soit sur le champ de bataille ou en dehors de celui-ci. S’intéresser aux événements militaires, demande de s’interroger sur les atteintes physiques, mais aussi psychologiques subies par les hommes ayant pris part à ces événements. Très peu de documents nous permettent de nous rendre compte de cette violence morale ou psychologique qui touche les combattants sur le champ de bataille tout autant que la violence physique. L’émotion sur le champ de bataille est un facteur incontrôlable qui peut déterminer l’issue favorable ou non d’un affrontement, et qui va notamment toucher l’armée bourguignonne lors de son opposition aux Confédérés9.
La souffrance et la peur
19La représentation de la violence de guerre passe par la figuration de la souffrance physique et de la peur exprimées par les combattants sur les scènes de combat. La violence morale est exprimée par les gestes et par les expressions des visages10. Sur les images, cela se traduit par les bouches ouvertes des hommes qui font deviner les cris qui s’en échappent ou par les gestes, comme les bras en l’air ou le refus de combattre (Fig. 8). Les bras écartés en avant, paumes de mains de face, expriment un étonnement, une peur, mais aussi le refus, en l’occurrence, le refus de la mort11. La souffrance passe également par les douleurs rencontrées par les combattants. Cette douleur est notamment perceptible sur l’image par les hommes recroquevillés ou en appuis sur leurs avant-bras, une attitude stipulant la souffrance qu’ils sont en train d’éprouver (Fig. 2). Signe d’une détresse morale, les personnages sont représentés allongés ou dans des positions déséquilibrées qui témoignent de leur désarroi12. La peur est également rendue visible par les regards inquiets des combattants vers leur adversaire qui les poursuivent ou qui sont en train de les attaquer (Fig. 4). Cette observation se retrouve sur les enluminures représentant les déroutes bourguignonnes sur le champ de bataille face aux Suisses. Lors de leur fuite les hommes regardent derrière eux pour voir où se trouve l’adversaire. Le fait de regarder derrière soi marque le caractère irrationnel d’une conduite13. Ces expressions témoignent ainsi des souffrances morales subies par les combattants.
Fig. 8 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 281r) : Bataille de Sembrancher (17 avril 1476) © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
20L’univers sonore de la guerre est intéressant à étudier dans cette perspective. En effet, ce que nous appelons les bruits de la guerre entrent également dans le champ de cette violence psychologique. Selon Philippe Contamine, ces bruits comprennent à la fois la musique, le hennissement des chevaux, le choc des armes blanches, le tir des engins traditionnels et à poudre, ainsi que toute la gamme des cris de guerre qui ont un rôle essentiel sur le champ de bataille14. Il est vrai que l’armée du Téméraire est prise de panique en entendant le « taureau rugissant » d’Uri sur le champ de bataille de Grandson. Ces instruments se retrouvent sur les enluminures. Nous retrouvons le cor, le fifre, la cornemuse, le tambour ou la trompette de guerre (Fig. 9, Fig. 4 et Fig. 7). Ces instruments sont essentiels pour comprendre la pression qui s’exerce sur les combattants. D’ailleurs la musique, ainsi que les cris, sont des armes psychologiques, car ils annoncent rarement lors des guerres, des événements heureux15. Il faut imaginer le paysage sonore de la ville assiégée ou de la bataille mais aussi les cris et notamment les cris des blessés. Cette modeste présence dans nos sources s’explique par les choix effectués par les chroniqueurs de l’époque dans l’écriture des faits militaires, puisqu’ils passent sous silence les cris émotionnels, soit la manifestation d’un désordre qui n’avait pas sa place dans leur récit16.
Fig. 9 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 425r) : Après la bataille de Nancy, les Confédérés se rendent dans le camp bourguignon © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
La fuite
21La violence morale est également perceptible sur les images dans la fuite des combattants vaincus. Ce refus de combattre qui engendre la défaite des Bourguignons se retrouve dans les trois principales batailles des guerres de Bourgogne. Les hommes jettent leurs mains en avant, intensifiant ainsi l’impression de mouvement déjà suggérée par leurs jambes17 (Fig. 4). De plus, cette fuite des combattants entraine une violence physique poussée à son paroxysme par l’armée victorieuse. En effet, s’il fallait considérer une phase bien particulière des batailles rangées qui concentre l’acmé de la violence brutale, il s’agirait naturellement des « chasses », terme qui désigne la poursuite des ennemis18. Au cours de ces dernières, le vainqueur pourchasse le vaincu pour l’écraser définitivement, comme nous pouvons le voir dans les guerres de Bourgogne notamment lors de l’affrontement de Morat que Pierre Frédérix résume en « une heure de bataille, cinq heures d’épouvante »19 (Fig. 10). En effet, pour échapper à leurs ennemis, les Bourguignons tentent de traverser le lac, mais périssent finalement dans celui-ci. L’acharnement des combats et la volonté de destruction de l’armée adverse se retrouvent dans l’emploi de bateaux par les Suisses pour massacrer les hommes qui ne se sont pas noyés dans les eaux du lac. La violence de la chasse menée par les Confédérés prend alors une ampleur terrifiante.
Fig. 10 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 382r) : Déroute des Bourguignons devant Morat, une partie des fuyards est poussée dans le lac par les Confédérés © https://www.e-codices.ch (voir l’image au format original)
22Nul homme n’allait au combat sans peur. Ainsi, cette violence morale ou psychologique dont les combattants sont victimes lors des affrontements est appréciable sur les enluminures. Elle s’exprime par les gestes, les positions, les cris et la fuite des hommes témoignant de leur détresse et de leur désarroi. La plupart des gestes ont une profonde signification et ont pour fonction essentielle de révéler l’état d’âme des personnages20.
Conclusion
23Ainsi, nous avons pu voir à travers les enluminures de la chronique de Diebold Schilling l’Ancien que la représentation de la violence de guerre passe par divers procédés. En effet, cette violence se retrouve sur les scènes de combats, que ce soit au cours des sièges ou durant les batailles. Elle est figurée par les actions et les gestes des hommes, par le recours à l’artillerie, par l’illustration des blessures avec le sang s’écoulant du corps des victimes et qui entrainent la plupart du temps la mort de ces hommes. De plus, cette violence physique peut également s’accompagner d’une violence d’ordre moral, ce qui est visible sur les enluminures où la peur, la souffrance ou la fuite sont représentées de manière très explicite. Nous observons une recrudescence de la violence de guerre à la fin du Moyen Âge qui s’explique en partie par les nombreuses améliorations révolutionnant l’art de la guerre. Les représentations de cette violence de guerre évoluent par la même occasion. Louis-Edouard Roulet considère ces figurations comme naïves, réalistes, cruelles, s’inscrivant dans un contexte général marqué par une absence de sentiments qui apparaît conforme aux mentalités de ce temps sur le plan militaire21. Les miniatures des manuscrits s’intéressent à différents thèmes, dont certains font l’objet d’une attention toute particulière comme celui des faits militaires. En effet, la société médiévale est avant tout une société guerrière. Nous comprenons alors l’importance des batailles, des sièges, de l’armement défensif et offensif, ou encore des armées de manière générale dans les manuscrits. La représentation des corps jonchant le champ de bataille, les détails sanglants, ne semblent poser aucun problème d’ordre moral. L’enlumineur, qui apparaît familier au monde de la guerre, semble vouloir représenter la réalité de ce monde, marqué par une violence omniprésente. Ainsi, l’image de cette violence de guerre est construite par l’enlumineur pour les autorités de la ville de Berne. Cette représentation transcrit donc le rapport qu’a l’enlumineur avec le monde qui l’entoure et avec une action bien définie qui est ici le fait de faire la guerre. La participation des Suisses aux guerres de Bourgogne entraine également une augmentation des violences car ces hommes sont connus pour leur férocité sur le champ de bataille et leur pouvoir de terrifier au combat leurs adversaires22.
24Ainsi cette violence de guerre qui s’explique en partie par un nouvel emploi de la puissance de feu, un nouveau type de fortification et la montée des effectifs enrôlés, marque une radicalisation de la violence militaire au xve siècle et ouvre les batailles de la fin du Moyen Âge vers la guerre moderne. De même la représentation iconographique de la violence est le reflet d’une certaine cruauté des mœurs, voire d’un goût morbide pour le sang qui annonce déjà la Renaissance23.
Source manuscrite
25Berne, Burgerbibliothek Manuscrit, Mss.h.h.l.3 : Amtliche Berner Chronik, Band 3, en ligne https://www.e-codices.unifr.ch/fr/description/bbb/Mss-hh-I0003 [consulté le 6 juin 2018].
Bibliographie
26Rabah Ali Bacha, Les blessures de guerre à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, Lille III, 2010, vol. 1 [thèse non publiée].
27Danielle Buschinger, « Les gestes dans le Rolandslied du curé Konrad et les romans de Tristan d’Eilhart et de Gottfried », dans Le geste et les gestes au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1998, p. 126-143.
28Philippe Contamine, « La musique militaire dans le fonctionnement des armées : l’exemple français (v. 1300-v. 1550) », dans From Crecy to Mohacs: Warfare in the Late Middle Ages, Wien, Heeresgeschichtliches Museum/Militärhistorisches Institut, 1997, p. 93-106.
29Morgan Dandois, La violence de l’homme de guerre dans l’espace bourguignon au temps de Charles le Téméraire, Mémoire de Master 2, Master recherches en histoire médiévale, Lille III, 2015, vol. 1 [mémoire non publié].
30Pierre Frédérix, La mort de Charles le Téméraire, Paris, Gallimard, 1966.
31François Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge, t. 1, Signification et symbolique, Paris, le Léopard d’or, 1982.
32Isabelle Guyot-bachy, « Cris et trompettes. Les échos de la guerre chez les historiens et les chroniqueurs », dans Haro ! Noël, Oyé ! Pratiques du cri au Moyen Âge, dir. D. Lett et N. Offenstadt, Paris, Publication de la Sorbonne, 2003, p. 103-115.
33François Lenhof, La place des gens de trait dans les armées anglaises, bourguignonnes et française (v. 1415-v. 1477), Mémoire de Master 2, Master recherches en histoire médiévale, Caen, 2016, vol. 1 [mémoire non publié].
34Christiane Raynaud, La violence au Moyen Âge, xiiie-xve siècle, Paris, le Léopard d’or, 1990.
35Louis-Edouard Roulet, « Le soldat suisse et la mort à l’époque des guerres de Bourgogne et d’Italie (xve et xvie siècles) », dans Le soldat, la stratégie, la mort, Mélanges André Corvisier, ed. Pierre Chaunu, Paris, Economica, 1989, p. 351-366.
36Amable Sablon du Corail, 1515, Marignan, Paris, Tallandier, 2015.
37Lieselotte Saurna-Jeltsch, « Die Illustrationen und ihr stilistisches Umfeld », dans Die Schweiz im Mittelalter in Diebold Schillings Spiezer Bilderchronik, ed. H. Haeberli, V. Bartlome et U. M. Zahnd, Lucerne, Faksimile Verlag, 1991, p. 31-72.
38Isabelle Verwaerde, L’homme et la mort au travers des chroniques de Jean Molinet, Mémoire de Maîtrise, Master recherches en histoire médiévale, Lille III, 1987, vol. 1 [mémoire non publié].
Documents annexes
- Fig. 1 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 218v) : Attaque de la ville de Blamont par les Confédérés (juillet-août 1475) © https://www.e-codices.ch
- Fig. 2 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 182r) : Attaque de la ville d’Orbe par les Confédérés (avril-mai 1475) © https://www.e-codices.ch
- Fig. 3 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 324r) : Lors de la bataille de Grandson, un Bernois tue le seigneur de Châteauguyon © https://www.e-codices.ch
- Fig. 4 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 325v) : La dernière phase de la bataille de Grandson, les Bourguignons prennent la fuite © https://www.e-codices.ch
- Fig. 5 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 305r) : Un coup de couleuvrine emporte la tête du Büchsenmeister des Confédérés lors du siège de Grandson © https://www.e-codices.ch
- Fig. 6 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 392r) : Déplacement des troupes confédérées avec leurs musiciens © https://www.e-codices.ch
- Fig. 7 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 324v) : Bataille de Grandson (2 mars 1476) © https://www.e-codices.ch
- Fig. 8 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 281r) : Bataille de Sembrancher (17 avril 1476) © https://www.e-codices.ch
- Fig. 9 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 425r) : Après la bataille de Nancy, les Confédérés se rendent dans le camp bourguignon © https://www.e-codices.ch
- Fig. 10 : Berne, Burgerbibliothek, Manuscrit Mss.h.h.l.3. Détail (fol. 382r) : Déroute des Bourguignons devant Morat, une partie des fuyards est poussée dans le lac par les Confédérés © https://www.e-codices.ch
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Notes
1 Lieselotte Saurna-Jeltsch, « Die Illustrationen und ihr stilistisches Umfeld », dans Die Schweiz im Mittelalter in Diebold Schillings Spiezer Bilderchronik, ed. H. Haeberli, V. Bartlome et U. M. Zahnd, Lucerne, Faksimile Verlag, 1991, p. 31.
2 Christiane Raynaud, La violence au Moyen Âge, xiiie-xve siècle, Paris, le Léopard d’or, 1990.
3 Ibid., p. 34.
4 Rabah Ali Bacha, Les blessures de guerre à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, Lille III, 2010, vol. 1 [thèse non publiée], p. 3.
5 C. Raynaud, (op. cit. n. 2), p. 54.
6 François Lenhof, La place des gens de trait dans les armées anglaises, bourguignonnes et française (v. 1415-v. 1477), Mémoire de Master 2, Master recherches en histoire médiévale, Caen, 2016, vol. 1 [mémoire non publié], p. 124.
7 C. Raynaud, (op. cit. n. 2), p. 54.
8 R. Ali Bacha, (op. cit. n. 4).
9 Morgan Dandois, La violence de l’homme de guerre dans l’espace bourguignon au temps de Charles le Téméraire, Mémoire de Master 2, Master recherches en histoire médiévale, Lille III, 2015, vol. 1 [mémoire non publié], p. 106.
10 C. Raynaud, (op. cit. n. 2), p. 59.
11 François Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge, t. 1, Signification et symbolique, Paris, le Léopard d’or, 1982, p. 223.
12 Ibid., p. 117.
13 Ibid., p. 152.
14 Philippe Contamine « La musique militaire dans le fonctionnement des armées : l’exemple français (v. 1300-v. 1550) », dans From Crecy to Mohacs: Warfare in the Late Middle Ages, Wien, Heeresgeschichtliches Museum/Militärhistorisches Institut, 1997, p. 93.
15 Isabelle Verwaerde, L’homme et la mort au travers des chroniques de Jean Molinet, Mémoire de Maîtrise, Master recherches en histoire médiévale, Lille III, 1987, vol. 1 [mémoire non publié], p. 90.
16 Isabelle Guyot-bachy, « Cris et trompettes. Les échos de la guerre chez les historiens et les chroniqueurs », dans Haro ! Noël, Oyé ! Pratiques du cri au Moyen Âge, dir. D. Lett et N. Offenstadt, Paris, Publication de la Sorbonne, 2003, p. 115.
17 F. Garnier, (op. cit. n. 11), p. 151.
18 M. Dandois, (op. cit. n. 9), p. 105.
19 Pierre Frederix, La mort de Charles le Téméraire, Paris, Gallimard, 1966, p. 173.
20 Danielle Buschinger, « Les gestes dans le Rolandslied du curé Konrad et les romans de Tristan d’Eilhart et de Gottfried », dans Le geste et les gestes au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1998, p. 143.
21 Louis-Edouard Roulet, « Le soldat suisse et la mort à l’époque des guerres de Bourgogne et d’Italie (xve et xvie siècles) », dans Le soldat, la stratégie, la mort, Mélanges André Corvisier, ed. Pierre Chaunu, Paris, Economica, 1989, p. 359.
22 Amable Sablon du Corail, 1515, Marignan, Paris, Tallandier, 2015, p. 58.
23 C. Raynaud, (op. cit. n. 2), p. 56.