Fouilles archéologiques anciennes et problèmes de datation : le cas de Doura-Europos

Par Mathilde Couronné
Publication en ligne le 11 avril 2013

Résumé

The ancient city of Dura-Europos (Syria) has been excavated in the 1920s and 1930s by a French mission directed by Franz Cumont, and then by an American mission directed by Mikhail Rostovtzeff. Since more than seventy years, the publications of these two successive missions make reference regarding the study of this site. However, recent research has shown that the published results were sometimes unreliable. This is the case of some of the datations proposed. Indeed, some dating methods used in the 1930s at Dura-Europos seem faulty. It is often difficult to rectify the absolute and relative chronologies previously established, especially because of the lack of stratigraphic data, but some lines of research are nevertheless successful. Thus, several buildings have been recently dated, sometimes through the study of the new general chronology of the whole site, and sometimes through the review of their remains.

La ville antique de Doura-Europos (Syrie) a été fouillée durant les années 1920 et 1930 par une mission française dirigée par Franz Cumont, puis par une mission américaine dirigée par Mikhaïl Rostovtzeff. Depuis plus de soixante-dix ans, les publications de ces deux missions successives font référence lorsqu’il s’agit d’étudier ce site, voire plus largement l’Orient gréco-romain. Pourtant, des recherches plus récentes ont montré que les résultats publiés n’étaient pas toujours fiables. C’est le cas notamment de certaines des datations proposées. En effet, certaines des méthodes de datation utilisées dans les années 1930 à Doura-Europos semblent défaillantes, et les résultats auxquels elles ont permis d’aboutir sont donc à considérer avec la plus grande précaution. S’il est souvent difficile, en particulier à cause de l’absence de données stratigraphiques, de rectifier les chronologies absolues et relatives anciennement établies, certaines pistes de recherches sont néanmoins fructueuses. Plusieurs édifices ont ainsi pu être (re)datés, tantôt grâce à l’élaboration récente d’une nouvelle chronologie générale de l’ensemble du site, tantôt grâce au réexamen de leurs vestiges.

Mots-Clés

Texte intégral

Introduction

1La ville antique de Doura-Europos, vaste de soixante-quinze hectares, se situe le long de la rive droite de l’Euphrate, dans l’actuelle Syrie (Fig. 1). Ce site majeur de l’Orient gréco-romain a été fouillé dans le cadre de trois missions archéologiques successives. La première d’entre elles, qui a donné lieu à deux campagnes d’étude en 1922 et en 1923, était dirigée par Franz Cumont, sous l’égide de l’Académie des inscriptions et belles-lettres1. La seconde mission était menée conjointement par l’Académie des inscriptions et belles-lettres et par l’Université de Yale, sous la direction de M. Rostovtzeff2. Dans le cadre de cette mission franco-américaine, dix campagnes de fouilles d’environ six mois chacune ont été menées entre 1928 et 1937. Enfin, en 1986, plus de cinquante ans après l’abandon des fouilles par l’Université de Yale, une troisième mission a vu le jour. Il s’agit de la Mission Franco-Syrienne de Doura-Europos (MFSDE), fondée et codirigée par P. Leriche depuis maintenant plus de vingt-cinq ans3.

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Fig. 1 : carte de l’Orient gréco-romain. D’après un fond de carte de l’IFAPO (voir l’image au format original)

2À l’heure actuelle, environ un quart de la surface de la ville a été dégagé, essentiellement au cours des deux premières missions de fouille (fig. 2). Parmi les acquis majeurs de ces anciennes études, il faut souligner que les grandes phases chronologiques de la ville ont pu être déterminées, par le biais de diverses sources épigraphiques et littéraires convergentes. Grâce à une mention de cette cité par Isidore de Charax4, on sait ainsi que la ville a été fondée par les Macédoniens à la fin du ive siècle av. notre ère. Elle a ensuite été conquise par les Parthes qui l’ont occupée de 113 av. J.-C. à 165 ap. J.-C. Puis les Romains ont pris possession de la ville de 165 à 256 ap. J.-C., jusqu’à ce que les Sassanides réussissent à la conquérir et à déporter tous ses habitants5.

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Fig. 2 : plan de Doura-Europos. P.R. IX1 (voir l’image au format original)

3Une grande partie de la ville reste aujourd’hui encore inexplorée. Pourtant, la mission archéologique actuelle présente l’originalité de travailler essentiellement sur des secteurs déjà dégagés au cours des anciennes fouilles. Cette démarche est en effet nécessaire car de nombreux monuments mis au jour dans les années 1930 n’ont pas été publiés ou seulement superficiellement (citons notamment la maison du stratège Lysias et le sanctuaire de Zeus Megistos). Cette reprise d’études de monuments fouillés il y a déjà plusieurs dizaines d’années se heurte à de nombreuses difficultés pratiques, parmi lesquelles il faut évoquer la dispersion (voire la disparition) des données, la dégradation matérielle des édifices exposés sans protection aux intempéries, ou encore les conditions délicates de l’étude sur le terrain, dues alternativement à des raisons climatiques, logistiques ou politiques. Pourtant, la reprise de l’étude s’avère fructueuse. Elle permet notamment de mettre en évidence certaines approximations ou erreurs. C’est le cas, par exemple, lorsque l’on se penche sur la question de l’établissement des datations des édifices de la ville.

4Nous essaierons donc ici de présenter un état des lieux des problèmes de chronologie que l’on peut rencontrer lorsque l’on travaille sur un site anciennement fouillé, en nous interrogeant sur la valeur des datations établies au cours des premières missions de fouille de Doura-Europos. Nous tenterons ensuite de proposer quelques pistes de recherches susceptibles de corriger ou de réorienter ces questions de chronologie.

Méthodes de datation dans les années 1920-1930 : quelques exemples

5L’archéologie s’est considérablement transformée depuis l’époque des premières fouilles de Doura-Europos dans les années 1920 et 1930. Les méthodes de datation employées à cette période doivent donc de nos jours être questionnées, et les résultats auxquels elles ont permis d’aboutir réévalués.

Datation et paléographie

6Le premier procédé de datation discutable employé par les anciens fouilleurs de Doura-Europos concerne la paléographie. En effet, lors des deux premières campagnes de fouilles en 1922 et 1923, Fr. Cumont, en bon épigraphiste, s’est régulièrement servi du graphisme des lettres grecques pour dater certaines inscriptions. Au premier abord, cette démarche peut sembler légitime, dans la mesure où l’évolution de la forme des lettres de l’alphabet grec est bien connue depuis longtemps, et qu’elle est donc souvent utilisée pour donner un cadre chronologique approximatif aux inscriptions dépourvues d’indices permettant de déterminer la date de leur gravure. Mais Doura-Europos est une cité située complètement en marge du monde hellénique, à la fois géographiquement et culturellement, et son épigraphie ne peut donc pas être analysée exactement comme s’il s’agissait de n’importe quelle ville située en Grèce même. La datation d’une inscription en fonction du graphisme de ses lettres est donc souvent sujette à caution à Doura-Europos. Dans certains cas, en effet, elle s’est avérée par la suite complètement erronée. Ainsi, le réexamen de l’inscription n°52 du sanctuaire d’Artémis, qui se situait sur une colonne à l’entrée du temple principal, en a complètement modifié l’analyse. Alors que cette inscription avait initialement été datée du iiie siècle ap. J.-C. par Fr. Cumont6, sur la base de la forme de ses lettres, une attention plus grande portée à la pierre quelques années plus tard a permis de lire sa date véritable, à savoir 33 av. J.-C.7 Avec une nouvelle datation plus haute de plus de trois siècles, cette inscription est alors devenue la plus ancienne du sanctuaire d’Artémis, et elle joue par conséquent un rôle crucial dans l’élaboration de sa chronologie. Cet exemple permet donc de mesurer les risques d’une datation trop approximative fondée uniquement sur l’apparence des lettres, dans une ville où l’évolution du graphisme de l’alphabet grec est, aujourd’hui encore, assez mal connue.

Datation et techniques de construction

7La manière dont les anciens fouilleurs de Doura-Europos ont utilisé les techniques de construction comme éléments de datation des monuments suscite également une certaine méfiance à l’égard des conclusions obtenues. En effet, il est d’usage de considérer qu’à Doura-Europos, les constructions qui emploient le gypse sous la forme de pierre de taille correspondent à la période de domination macédonienne de la ville, c’est-à-dire de la fin du ive siècle jusqu’à la fin du iie siècle av. J.-C., tandis que les murs des édifices de la période parthe (113 av. J.-C.-165 ap. J.-C.) et de la période romaine (165-256 ap. J.-C.) seraient quant à eux constitués d’un soubassement en blocage de moellons de calcaire surmonté d’assises de briques crues jointoyées à la terre ou au mortier.

8Mais si ces tendances dans l’évolution des techniques de constructions sont sans doute globalement exactes, elles sont trop simplistes et schématiques8. Plusieurs contre-exemples peuvent en effet être invoqués pour mettre en doute cette méthode de datation. On peut souligner notamment que, si des blocs de gypse soigneusement appareillés constituent bien la majeure partie du rempart grec de la ville, une petite portion de celui-ci, dans l’angle Nord-Ouest, a tout de même été réalisée dès l’époque macédonienne au moyen de briques crues9 (fig. 3). Il faut aussi signaler que certains blocs de gypse traditionnellement associés à la période macédonienne de la ville ont régulièrement été utilisés en remploi dans des murs en blocage calcaire des époques parthe et romaine. Enfin, on peut noter que certains soubassements de murs d’époque parthe n’étaient pas en blocage de moellons calcaire, mais en blocs de gypse plus ou moins appareillés, comme par exemple dans la pièce 11 (fig. 4) située dans l’angle Nord-Est du sanctuaire d’Azzanathkona.

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Fig. 3 : portion Nord-Ouest du rempart grec de la ville, composée pour partie de blocs de gypse appareillés et pour partie de briques crues. Vers l’Ouest. Cliché de l’auteur (voir l’image au format original)

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Fig. 4 : mur oriental de la pièce 11 du sanctuaire d’Azzanathkona. Vers l’Est. Cliché de l’auteur (voir l’image au format original)

9Croire qu’à chaque période chronologique de l’histoire de la ville correspondrait une seule technique de construction semble donc beaucoup trop naïf. La réalité est évidemment beaucoup plus complexe.

Usage des inscriptions datées

10Toutes les datations à Doura-Europos n’ont heureusement pas été établies à partir du seul critère du graphisme des lettres ou sur celui des techniques de construction. Ce sont le plus souvent les dates fournies par l’épigraphie qui ont servi de référence. Mais même dans ce cas, l’utilisation faite de ces inscriptions datées douréennes pose parfois problème. En effet, le contexte de découverte de celles-ci est rarement pris en compte par les fouilleurs des années 1920 et 1930 : ces derniers ont souvent eu tendance à associer chacune de ces inscriptions à des phases de construction majeures des édifices, en négligeant, de fait, deux autres manières possibles de les interpréter. Rien ne permet notamment d’exclure l’hypothèse selon laquelle certaines de ces inscriptions pourraient être des offrandes ponctuelles, plus tardives que l’édification à proprement parler du monument dans lequel elles ont été trouvées. C’est, par exemple, tout à fait possible dans le cas des dédicaces. À l’inverse, il est également envisageable que certaines de ces inscriptions comportant une date aient été en réalité antérieures aux bâtiments où elles se trouvaient lors de leur découverte et où elles ont peut-être été utilisées seulement en tant que remploi.

11L’absence de prise en compte de ces deux hypothèses a donc parfois abouti à l’élaboration assez subjective de chronologies relatives et absolues des édifices qui s’appuient très largement sur les inscriptions sans réellement se soucier de la réalité architecturale des vestiges. C’est le cas, par exemple, à propos du sanctuaire d’Atargatis (fig. 5). Dans ce complexe d’environ 35 m de côté situé au cœur de la ville, trente-quatre inscriptions datées avec précision dans l’ère séleucide ont été retrouvées, qui couvrent une période allant de 31/32 à 235 ap. J.‑C.10 Mais l’interprétation de ces inscriptions datées a donné lieu à des hypothèses contradictoires. En effet, deux chronologies très différentes ont été proposées pour ce sanctuaire par deux fouilleurs successifs de l’Université de Yale. La première a été élaborée par H.T. Rowell à l’issue de la 3ème campagne de fouille11, et la deuxième chronologie a été envisagée par H. Pearson à la suite des fouilles de la 10ème campagne12.

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Fig. 5 : plan du sanctuaire d’Atargatis. P.R. III, pl. IV (détail) (voir l’image au format original)

12D’après H. T. Rowell, l’ensemble du sanctuaire se serait développé progressivement, depuis la construction du temple en 31/32 ap. J.-C.13 jusqu’à la chute de la ville. En revanche selon H. Pearson, deux sanctuaires différents se seraient succédé sur le même emplacement : le premier daterait de 31/32 ap. J.-C. et n’aurait fonctionné qu’une trentaine d’années, et le deuxième daterait de 60/61 ap. J.-C.14 et aurait perduré jusqu’au milieu du iiie siècle de notre ère.

13Selon chacune des deux chronologies établies par ces chercheurs, à chaque date indiquée par l’épigraphie correspond donc une phase importante de l’élaboration de l’édifice. Mais, d’une chronologie à l’autre, très peu de choses correspondent. Par exemple, alors qu’une inscription de 54 ap J.-C.15 indique selon H. T. Rowell la date du pavage de la cour16, cette même inscription est considérée par H. Pearson comme un élément en remploi ne donnant pour la construction de la cour qu’un terminus post quem, cette cour datant en réalité plus vraisemblablement de la fin du iie siècle de notre ère17.

14Ces deux chronologies du sanctuaire d’Atargatis semblent donc être avant tout des constructions intellectuelles qui « jouent » avec les dates disponibles.

15Les méthodes de datation utilisées dans les années 1920 et 1930, dont la fiabilité est de nos jours discutée, incitent donc en tout cas à une certaine prudence vis-à-vis des résultats obtenus. Mais cette méfiance ne suffit pas pour faire disparaître tous les problèmes de datation posés par l’ancienneté des fouilles. En effet, les conditions de la mise au jour des édifices et des objets peuvent encore actuellement rendre difficile le rétablissement de données chronologiques solides les concernant.

L’absence de contexte stratigraphique des objets et des inscriptions

16Pour mieux comprendre la situation, il faut rappeler en quelques mots la manière dont les fouilles se sont déroulées dans les années 1930.

17Chaque campagne durait environ six mois. Les fouilles de la mission de l’université de Yale, qui ont duré de 1928 à 1937, étaient dirigées officiellement par M. I. Rostovtzeff. Toutefois celui-ci ne venait en réalité que rarement en Syrie. Sur place, la direction du chantier revenait donc à un directeur adjoint, qui encadrait une équipe d’une dizaine de chercheurs environ18. Les fouilles à proprement parler étaient effectuées par des ouvriers arabes recrutés sur place parmi la population locale. Certaines années, le site recrutait jusqu’à trois cents ouvriers qui, bien entendu, n’avaient jamais reçu la moindre formation en matière d’archéologie. La fouille elle-même se faisait le plus souvent en l’absence des savants américains et français, qui restaient principalement dans les locaux de la mission et ne faisaient qu’étudier le matériel qui leur était apporté, en particulier les inscriptions. Sur le terrain, les ouvriers étaient en fait dirigés par quelques contremaîtres qui prenaient seuls un grand nombre de décisions concernant la manière de dégager les édifices. La fouille consistait donc essentiellement en un travail de gros œuvre, comme en témoigne par exemple la mise en place de rails et de wagonnets permettant d’évacuer au plus vite les déblais des nombreux chantiers ouverts simultanément19. À la lecture des archives comme des rapports préliminaires publiés, il semble d’ailleurs évident que les chercheurs américains et français de la mission étaient eux-mêmes peu sensibles aux progrès des techniques de l’archéologie. L’aspect le plus marquant de cette tendance est l’absence totale de toute préoccupation stratigraphique.

18Parallèlement, l’enregistrement des découvertes se faisait de manière très approximative. Ce n’est qu’au cours de la 5ème campagne de fouille de l’Université de Yale, en 1931-1932, qu’un enregistrement plus ou moins systématique des objets a été mis en place, sous l’impulsion de Cl. Hopkins. Mais les informations enregistrées étaient véritablement minimalistes : seuls étaient systématiquement notés le numéro d’inventaire, le jour de la trouvaille, une brève description de la découverte, souvent limitée à la mention d’un type d’objet assez vague20, ainsi qu’une indication très succincte de la provenance21. Dans quelques cas, un deuxième numéro d’inventaire est indiqué, qui correspond à l’enregistrement de l’objet au sein des archives de l’Université de Yale22. Une lettre signale enfin les rares découvertes qui furent jugées dignes d’être dessinées (D) ou photographiées (P).

19On dispose donc à l’heure actuelle de longues listes d’objets trouvés lors des fouilles23, mais qui sont en fait presque complètement inutilisables, puisqu’il est impossible de déterminer précisément où ces objets ont été trouvés, et en particulier dans quel contexte stratigraphique. Le problème est tel qu’il est impossible de savoir si ces artefacts sont contemporains, antérieurs ou postérieurs au fonctionnement de l’édifice dans lequel ils ont été découverts. Ceci pose bien sûr de gros problèmes pour dater ces objets, mais aussi pour comprendre quelle pouvait être leur fonction. Les registres mentionnent par exemple la présence d’armes (pointes de flèches, boucliers, fragments d’armures) dans certains sanctuaires. Toutefois, dans la mesure où l’on ne connaît pas leur contexte stratigraphique et donc leur date d’enfouissement, il est impossible de savoir s’il s’agit d’objets votifs déposés là dans un cadre rituel, ou au contraire d’objets à fonction réellement militaire ayant seulement été oubliés par hasard dans un ancien lieu de culte.

20Signalons à ce sujet le cas du sanctuaire de Bêl situé dans la rue principale, fouillé non pas dans les années 1930 par l’Université de Yale, mais dans les années 1990 et 2000 par la MFSDE, et dans lequel de nombreux boulets de gypse ont été mis au jour. Dans cet édifice, l’approche stratigraphique a permis de mettre en évidence trois phases d’occupation24 : dans un premier temps, le bâtiment semble avoir connu une occupation domestique ; puis, plusieurs indices, dont la présence d’un autel et d’un relief cultuel, permettent d’affirmer que le monument a acquis une fonction religieuse ; enfin, quelques aménagements (comme par exemple l’installation d’une toiture et le recouvrement des peintures cultuelles) ainsi que la présence d’armes montrent que l’édifice a de nouveau changé de fonction, pour devenir une sorte d’arsenal militaire. Dans le cas de ce monument, c’est le contexte stratigraphique de découverte des armes et des boulets de gypse qui permet de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’objets à vocation cultuelle. À l’inverse, l’interprétation des armes trouvées dans des monuments fouillés dans les années 1930 est généralement impossible, car les objets signalés ne sont jamais mis en relation avec une phase stratigraphique particulière de l’édifice.

21Notre capacité à comprendre et à dater les réalités douréennes issues des anciennes fouilles est donc, dans une large mesure, dépendante des imperfections des méthodes archéologiques alors employées. Toutefois, ce tableau assez pessimiste doit être nuancé, car certaines pistes de recherches en matière de datation sont envisageables.

(Re)datation des monuments anciennement fouillés : perspectives de recherche

22Nous évoquerons ici deux axes de recherches prometteurs. Nous verrons d’abord que la fouille de nouveaux secteurs peut, dans certains cas, éclairer notre interprétation de zones anciennement dégagées. Puis nous parlerons de la possibilité de corriger et de préciser la chronologie relative des édifices déjà mis au jour.

Perspectives offertes par l’ouverture de nouveaux secteurs de fouille

23Comme nous l’avons déjà évoqué, les trois grandes phases de l’occupation de la ville, grecque, parthe et romaine, sont connues par des sources littéraires et épigraphiques. Mais une précision importante a été apportée dans les années 1990 grâce aux fouilles de la mission actuelle de Doura-Europos (MFSDE).

Nouvelle chronologie générale

24En effet, on croyait jusqu’alors, à la suite de Fr. Cumont et de M. I. Rostovtzeff, que la mise en place du plan hippodaméen ou orthogonal (fig. 2) datait de la fondation de la colonie à la fin du ive siècle avant notre ère. Or, des sondages pratiqués le long du rempart occidental et dans la rue principale ont complètement remis en cause cette théorie, car, dans ces secteurs, il s’est avéré que la céramique du tout premier niveau de sol n’était pas antérieure au milieu du iie s. av. J.-C. Cette découverte signifie donc que la construction des fortifications et de la ville hippodaméenne elle-même ne date que de cette période, c’est-à-dire plus d’un siècle et demi après la fondation de la colonie. En d’autres termes, Doura a d’abord été un simple bastion militaire (phrourion), implanté uniquement sur la citadelle qui longe l’Euphrate, et elle n’est devenue véritablement une ville qu’environ 150 ans plus tard25.

25La chronologie de Doura a donc pu être considérablement renouvelée par le biais de nouveaux sondages. De plus, grâce à cette découverte, la date de la construction de plusieurs édifices peut maintenant être précisée ou corrigée. Parmi ces monuments re-datés, nous pouvons citer au moins deux édifices de culte : le sanctuaire de Zeus Megistos (C4), situé au cœur de l’espace urbain, et le sanctuaire de l’îlot X9, implanté au Nord de la ville.

Le sanctuaire de Zeus Megistos

26Le sanctuaire de Zeus Megistos n’a été publié que très succinctement au moment de son dégagement26. D’après Fr. Brown, responsable de sa fouille dans les années 1930, cet édifice aurait connu cinq phases de construction, la première d’entre elles, au moins, étant intervenue durant la période d’occupation macédonienne de la ville27. Mais cette hypothèse a été remise en cause par des nettoyages ponctuels réalisés au cours de ces vingt dernières années par S. Downey. En effet, la reprise de l’étude de ce bâtiment a mis au jour des vestiges antérieurs à la première phase du sanctuaire, qui indiquent que l’édifice cultuel n’a pas été le premier monument à avoir été construit sur cet îlot C428. Or, on sait maintenant que ce secteur de la ville, sur le plateau, n’a pas été occupé avant le milieu du iie s. av. notre ère. Par conséquent, il est certain que le tout premier monument implanté dans l’îlot date de la 2ème moitié du iie s. av. J.-C. Le sanctuaire, quant à lui, a probablement été mis en place quelques dizaines d’années plus tard.

27Contrairement à ce que pensait le premier fouilleur de l’édifice, Fr. Brown, ce sanctuaire dédié non seulement à une divinité grecque, Zeus Megistos29, mais aussi à une divinité arabe, Arsou30, a donc très vraisemblablement été érigé sous domination parthe (sans doute au ier s. av. J.-C.), et non sous domination macédonienne.

Sanctuaire de l’îlot X9

28La nouvelle chronologie de la ville permet aussi de préciser la période de fonctionnement d’un autre sanctuaire, celui qui se trouve dans l’îlot X9 situé au Nord de la ville. La fonction cultuelle de cet édifice a été déterminée uniquement grâce à la présence d’un grand autel à degrés placé juste devant son entrée. En effet, contrairement aux autres sanctuaires de la ville, ce bâtiment n’a fourni aucune inscription permettant d’identifier les divinités auxquelles il était consacré, ou encore de dater approximativement sa construction. De plus, ce monument fouillé dans les années 1930 n’a jamais été publié, et les archives le concernant ont intégralement disparu31.

29Dans l’attente de fouilles complémentaires, ce sanctuaire ne peut donc être situé dans le temps que grâce à son implantation urbaine. Heureusement, celle-ci apporte déjà quelques informations. Premièrement, le fait que cet édifice s’insère parfaitement dans la trame hippodaméenne de la ville indique qu’il est postérieur au milieu du iie s. av. J.-C.32. Dans la mesure où l’édifice est excentré et qu’il se situe dans une zone occupée relativement tardivement, on peut même supposer qu’il date plus vraisemblablement du début de notre ère que des siècles antérieurs. Deuxièmement, il s’avère que l’édifice a été arasé durant l’Antiquité. Étant donné son emplacement au Nord de la ville, on peut émettre l’hypothèse que cet arasement a eu lieu à une époque où le sanctuaire, intégré au camp romain implanté dans cette partie de la ville, était sans doute devenu inutile aux soldats romains, voire gênant pour leurs manœuvres militaires. Par conséquent, la construction et le fonctionnement de cet édifice de culte semblent devoir être datés globalement des deux premiers siècles de notre ère.

30Malgré les imprécisions héritées des anciennes fouilles de la ville, il paraît donc possible de clarifier un peu la chronologie absolue de certains édifices.

Étude de la chronologie relative des édifices

31Une autre piste intéressante en matière de datation des différents monuments concerne la chronologie relative. En effet, les fouilleurs de Doura des années 1930 s’intéressaient de manière générale assez peu aux questions architecturales, et comme nous l’avons déjà évoqué, les chronologies relatives établies au cours de ces années ressemblent parfois plus à une construction intellectuelle abstraite jouant avec les dates attestées qu’à une véritable analyse archéologique fondée sur les vestiges. Dans ce contexte, il est très fructueux scientifiquement de procéder à des nettoyages sur les édifices déjà fouillés afin de préciser les relations entre les différentes structures.

32Prenons par exemple le cas du sanctuaire d’Aphlad, qui se situe dans l’angle Sud-Ouest de la ville et qui a été dégagé par Cl. Hopkins entre 1930 et 1932 (fig. 6). La publication de ce sanctuaire par l’Université de Yale établit quelques rapports d’antériorité et de postériorité entre les différentes pièces du monument33. Mais la chronologie relative établie, très confuse et parfois incohérente, se base en fait seulement sur des hypothèses inspirées par l’organisation spatiale du complexe. Par exemple, le temple 2 est considéré comme antérieur au temple 1 essentiellement parce que les autels à degrés de la cour semblent faire face au temple 2, qui est donc interprété comme le lieu de culte principal.

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Fig. 6 : plan du sanctuaire d’Aphlad. P. R. V, pl. I (voir l’image au format original)

33Le réexamen des vestiges peut alors faire apparaître des erreurs d’interprétation importantes : ainsi, des vérifications effectuées sur le site en 2008 et en 2009 ont révélé que le temple 1 reposait en réalité directement sur le substrat du plateau, alors que le temple 2 était en revanche implanté au-dessus de plusieurs sols et couches d’accumulation. Contrairement à ce que pensait Hopkins, c’est donc certainement le temple 1 qui était en fait le plus ancien du sanctuaire. Sans même avoir besoin de pratiquer de nouvelles fouilles, il semble donc possible de rectifier des erreurs importantes dans la compréhension des différentes phases de construction des édifices déjà dégagés.

Conclusion

34L’exemple de Doura-Europos souligne à quel point il est impératif de se méfier des chronologies absolues et relatives déjà établies lorsque l’on travaille sur un site anciennement fouillé et publié. Dans cette situation, il paraît indispensable de vérifier les méthodes de datation utilisées, afin de pouvoir porter un regard critique sur leurs résultats. Lorsque plusieurs problèmes se dégagent, comme à Doura-Europos, la reprise de l’étude est alors stimulante et fructueuse. En effet, que ce soit par l’ouverture de nouveaux secteurs de fouille ou par le nettoyage d’édifices déjà mis au jour, il est souvent possible d’apporter des précisions importantes et donc de contribuer à une meilleure connaissance chronologique du site et de ses monuments.

Notes

1 Cumont Fr., Fouilles de Doura-Europos (1922-1923), Paris, 1926.

2 Rostovtzeff M. I. et al. (éd.), The Excavations at Dura-Europos conducted by Yale University and the French Academy of Inscriptions and Letters. Preliminary Reports of the first -ninth Seasons of Work, New Haven 1932-1952. (The Excavations at Dura-Europos; Preliminary Report = P. R.)

3 Leriche P. et al. (éd.), Doura-Europos Etudes, I-V, Paris, 1986-2004. (Doura-Europos Etudes = DEE)

4 Isidore de Charax, Parthikoi Stathmoi.

5 Leriche P., « Doura-Europos hellénistique », TOPOI, suppl. 4, 2003, p. 172.

6 Cumont Fr., op. cit., p. 409-410.

7 P.R. V, p. 84 ; P.R. VI, p. 411.

8 Allara A., « Entre archives et terrain ; l’exemple d’un îlot d’habitation de Doura-Europos », dans Castel C., Al-Maqdissi M., Villeneuve Fr. (éd.), Les maisons dans la Syrie antique, du IIIe millénaire aux débuts de l’Islam, Beyrouth, 1997, p. 181, n. 44.

9 Leriche P., « Doura-Europos hellénistique », TOPOI, suppl. 4, 2003, p. 176. Pour plus de précisions sur la construction du rempart : Bessac J.-C., La construction des fortifications hellénistiques en pierre de Doura-Europos (Syrie), 1997 (thèse de doctorat de Paris I) ; Gelin M., Histoire et urbanisme d’une ville à travers son architecture de brique crue : l’exemple de Doura-Europos (Syrie orientale hellénistique, parthe et romaine), 2000 (thèse de doctorat de Paris I).

10 Cumont Fr., op. cit., n° 85, 87, 90-94, 97, 99-102, 104, 106-108, 110-114, 116‑118. Rostovtzeff M. I. (éd.), P.R. III, 1932, n°144, 146, 147, 157, 159, 160, 163. Frye N., Gilliam J. F., Ingholt H., Welles C. B., « Inscriptions from Dura-Europos », Yale Classical Studies, 14, 1955, p. 127-213, n°1, 2, 14.

11 P.R. III, p. 35-36.

12 Archives de la Yale University Art Gallery. Les résultats de cette 10ème campagne de fouille de l’Université de Yale n’ont jamais été publiés.

13 Inscription : Cumont Fr., op. cit., n° 85.

14 Inscriptions : Cumont Fr., op. cit., n° 87, 90-94, 97, 99-102, 106-108, 110-114, 116-118.

15 Inscription : P.R. III, n° 143.

16 P. R. III, p. 35-36.

17 Archives de la Yale University Art Gallery.

18 Trois directeurs de chantier se sont succédé : M. Pillet de la 1ère à la 4ème campagne (1928-31), Cl. Hopkins de la 5ème à la 8ème (1931-1935), et Fr. Brown de la 9ème à la 10ème (1935-37). La composition de l’équipe de chercheurs était elle-même relativement variable d’une année à l’autre.

19 Pour plus de précisions sur les conditions de la fouille de l’Université de Yale : Hopkins Cl., The Discovery of Dura-Europos, New Haven, 1979 ; et Yon J.-B., « Les conditions de travail de la mission américano-française à Doura-Europos à travers les archives de l’université de Yale », dans Leriche P., Gelin M. (éd.), DEE, IV, Beyrouth, Paris, 1997, p. 245-255.

20 Par exemple « button », « ornament », ou « coin ».

21 L’enregistrement permet d’apprendre dans quel îlot de la ville les objets ont été trouvés. Toutefois, le monument et surtout la salle précise de provenance des trouvailles ne sont pas toujours précisés.

22 Seuls ces objets semblent avoir été conservés. Ils sont entreposés dans les réserves de la Yale University Art Gallery. Cependant, la numérotation réelle de ces objets ne correspond pas toujours à celle qui figure dans le registre des fouilles.

23 L’Object Register de la mission est accessible aux archives de l’Université de Yale.

24 Coqueugniot G., « Un sanctuaire au dieu Bêl le long de la rue principale d’Europos-Doura (îlot M5) », Europos-Doura Varia, I, 2012, p. 47-64.

25 Leriche P., « Doura-Europos hellénistique », TOPOI, suppl. 4, 2003, p. 176-177.

26 Rostovtzeff M. I., « Rapport sur les fouilles de Doura-Europos, campagne de fouilles 1936-1937 », CRAI, 1937, p. 199-200.

27 Archives de l’Université de Yale. Un bilan des travaux inédits de Fr. Brown sur le sanctuaire de Zeus Megistos est paru dans : Downey S. B., Mesopotamian Religious Architecture: Alexander through the Parthians, Princeton, 1988, p. 79-85, 92-96.

28 Downey S. B., « Excavations in the Temple of Zeus Megistos at Dura-Europos », Mesopotamia, 30, 1995, p. 249.

29 Frye R. N., Gilliam J. F., Ingholt H., Welles C. B., op. cit., p. 127-213, n° 6.

30 Ibid., n° 5.

31 Seul l’examen de certaines photographies aériennes du site et du registre des objets permet de conclure que la fouille de l’îlot X9 a eu lieu au cours de la 9ème campagne de l’Université de Yale, en 1935-36.

32 Leriche P., « Matériaux pour une réflexion renouvelée sur les sanctuaires de Doura-Europos » TOPOI, 7/2, 1997, p. 897.

33 P.R. V, p. 98-130.

Pour citer ce document

Par Mathilde Couronné, «Fouilles archéologiques anciennes et problèmes de datation : le cas de Doura-Europos», Annales de Janua [En ligne], Les Annales, Deuxième partie : datation, n° 1, mis à jour le : 29/10/2019, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=263.

Quelques mots à propos de :  Mathilde Couronné

Laboratoire de recherches : UMR Orient et Méditerranée (UMR 8167), Laboratoire d’Antiquité classique et tardive, CNRS/Paris 4. - Directeur de thèse : soutenue sous la direction d’Alexandre Farnoux en 2011. - Titre de la thèse : Les sanctuaires polythéistes de Doura-Europos : recueil de données et pistes de réflexion (soutenue en 2011). Docteur de l’université de Paris Sorbonne (Paris 4). - Thématiques de recherches : archéologie de la religion, architecture antique, histoire de l’Orient gréco-ro ...