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Voyager à sens unique. Exemples de la mobilité des hauts fonctionnaires vers la cour au ive siècle de notre ère
Par Alexandra Pierré-Caps
Publication en ligne le 17 septembre 2020
Résumé
Eminent Roman representative of senatorial aristocracy, Symmachus let us more than 700 letters written at the end of the 4th century A.D. This correspondence expresses some lassitude he felt when he went officially to court. Ex-civil servant, Symmachus stayed attached to his duties toward the Emperor and had to reply to the notifications to attend imperial court. His example is illustrative of the ambivalent link between high-ranking civil servant from the senatorial aristocracy and the imperial court. This ‘voluntary servitude’ was lived as an honour and as a burden at the same time. Symmachus’ letters as well as those of his friend Ausonius, the rhetor from Aquitaine keep memories of their official travels to the imperial court. They mention several reasons to go to court and this article can propose a typology of them. From the study of Symmachus’ correspondence, we will first try to understand the reality of the material conditions of such an official journey. Then, we will broach an aspect of the history of mentalities by exploring the feeling of constraint linked to that mobility. Finally, we will observe that the court focuses a special sociability due to the presence of those high-ranking civil servants during official key moments.
Éminent représentant de l’aristocratie sénatoriale romaine, Symmaque entretient à la fin du ive siècle de notre ère une correspondance nourrie d’une certaine lassitude à l’évocation d’un déplacement officiel à la cour impériale. Ancien serviteur de l’État, Symmaque reste attaché à son devoir envers l’empereur et doit répondre aux régulières convocations de ce dernier. Son exemple est illustratif de ce lien qu’entretiennent certains des hauts fonctionnaires impériaux issus de l’aristocratie sénatoriale romaine à la cour. Cette servitude volontaire est vécue à la fois comme un honneur et comme un fardeau. De ces voyages vers la cour, la correspondance du sénateur romain et, secondairement, celle de son ami, le rhéteur aquitain Ausone, gardent trace. Les lettres de Symmaque évoquent tout d’abord plusieurs motifs à un déplacement vers la cour impériale. Une typologie pourra en être proposée. Dès lors, et à partir de l’étude de la correspondance de Symmaque, cet article souhaite tout d’abord permettre d’approcher la réalité de l’organisation pratique du voyage inscrit dans un cadre officiel. Elle pourra ensuite décliner un aspect de l’histoire des mentalités en explorant le sentiment de contrainte liée à cette mobilité et fera enfin le constat suivant : la mobilité devient là prétexte à une sociabilité particulière, polarisée par la présence à la cour de ces grands serviteurs de l’État, lors de temps forts de la vie aulique.
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Texte intégral
1« Je me plais à la paix des champs. Elle m’offre un climat salubre et la pâture des livres » (Agri quiete delector. Haec mihi et aeris praestat salubritatem et pabulum lectionis). Ainsi Symmaque définit-il en quelques mots l’otium, forme de loisir intellectuel épanoui dans le cadre rustique et évoquant un idéal de vie encore très vif parmi les grands représentants de la noblesse sénatoriale romaine1. La retraite à la campagne, assortie d’un retour à l’écriture et à la fréquentation des grands auteurs dans un environnement salutaire, inscrit son bénéficiaire dans une temporalité comme ralentie, frisant parfois l’inertie. Surtout, l’otium est un choix, pour ces aristocrates dont la carrière au service de l’empire est souvent vécue comme une « servitude volontaire », pour paraphraser La Boétie, intériorisée à la fois comme un honneur et comme une contrainte2.
2L’exemple de Symmaque est illustratif de ce lien ambivalent qu’entretiennent certains des hauts fonctionnaires impériaux issus de l’aristocratie sénatoriale romaine à la cour, génératrice de ces « obligations » maintes fois évoquées dans la correspondance de l’aristocrate romain. Né au début des années 340 de notre ère et mort à l’aube du ve siècle, Symmaque est un des derniers représentants de la noblesse sénatoriale païenne, consciente de son rang et de ses prérogatives. Nous conservons de ce serviteur de l’État et épistolier invétéré plus de sept cents lettres rédigées sur une période d’environ un quart de siècle (jusqu’en 402) et souvent animées par cette affectation toute aristocratique tendant à négliger les choses du pouvoir.
3Fils du préfet de la Ville des années 364-365, Symmaque fut lui-même praefectus Vrbi vingt ans plus tard, après un proconsulat d’Afrique en 3733. Malgré son soutien à l’usurpation de Maxime entre 383 et 388, il atteindra l’honneur du consulat ordinaire en 391, Théodose lui ayant accordé son absolution. Outre ses activités au Sénat ou ses devoirs de landlord qui le précipitent régulièrement sur les routes pour vérifier l’entretien de ses nombreuses résidences italiennes, corriger les erreurs de gestion de ses intendants, qu’il juge régulièrement incapables, ou encore pour jouir d’un repos bien mérité, les charges revêtues par Symmaque au sein de l’administration impériale l’obligent régulièrement au voyage.
4Cette perspective traduit chez lui un désenchantement certain. Aristocrate désormais chenu, il fait part à la fin du ive siècle d’une lassitude peu feinte à l’évocation d’un déplacement officiel à la cour impériale. Les convocations à Milan sont vécues comme un fardeau, troublant la régularité d’un quotidien régi par l’otium, donc, et l’économie domestique.
5Il convient dès lors de comprendre comment le voyage et le traitement qu’en fait l’épistolier dans sa correspondance traduit la perception d’un pouvoir centralisé rénové au ive siècle de notre ère. Cette problématique est liée à la manière dont les élites, et notamment l’aristocratie sénatoriale romaine, reçoivent les évolutions du pouvoir impérial au ive siècle et vivent la déconcentration des centres décisionnels hors de la vieille capitale d’empire désormais déclassée : Rome.
6Elle peut être appréhendée à travers les différents temps du voyage, de son organisation pratique (I) au logement sur place (III), en passant par le sort fait à la cité de Milan et la sociabilité particulière induite par le séjour à la cour (II).
Modalités pratiques de la mobilité et exemples d’itinéraires
7Il y a chez Symmaque une coquetterie inhérente à son rang visant à montrer que toute activité sortant le haut fonctionnaire de la tranquillité de la vie civile est perçue avec un certain ennui. Toutefois, le voyage devient un élément perturbateur, résultat, selon l’aristocrate, de contraintes dues à son statut et non pas à sa volonté propre. Ancien serviteur de l’État, Symmaque reste attaché à son devoir envers l’empereur et doit répondre aux régulières convocations de ce dernier.
8La mobilité qui en découle paraît d’abord obéir à des logiques centripètes, puisque la cour demeure le point focal du voyage. En ce sens, le carnet de route est dicté par la volonté impériale. La correspondance de Symmaque illustre une carrière alternant entre le service de l’État, une présence régulière au Sénat de Rome et des phases de retrait des affaires publiques et de repli sur les domaines familiaux. L’objectif du voyage, tout comme sa destination, apparaît alors clairement dans les lettres de l’aristocrate romain. Sans cesse, Symmaque se trouve pris dans un mouvement de va-et-vient entre la cour impériale, sa ville natale où il retrouve ses pairs et ses résidences du Latium et de Campanie. Se dessine alors un axe vertical, de Milan à Naples, en passant par Rome. Du Nord au Sud de la péninsule italienne, cette ligne matérialise les différentes structures sociales auxquelles l’aristocrate se trouve lié, dans une logique de cercles concentriques de plus en plus restrictifs :
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au Nord, le cadre large de la cour impériale, prétexte à l’autoreprésentation et à une sociabilité propre,
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à Rome, le Sénat, miroir d’une appartenance sociale séculaire,
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et au Sud, en Campanie, le groupe restreint des intimes et de la famille.
9On l’aura compris, la cartographie des voyages de Symmaque s’étire principalement entre deux pôles opposés. Au Nord, le devoir, au Sud, le loisir. Cet axe est équilibré par Rome, au centre, qui joue le rôle d’une interface entre ces deux mondes, à la fois cadre familier d’échange avec les pairs, et ville natale. Les affaires publiques et la vie privée s’y mêlent en terrain relativement neutre.
10C’est d’abord l’affection qui paraît lier Symmaque à Rome, cette antique capitale déclassée, témoin des derniers feux d’une fierté sénatoriale païenne. Rome est souvent désignée comme la ville des « pères » ou la ville natale. Elle rattache Symmaque à ses racines familiales et à un groupe social qui le définit au regard d’autrui, particulièrement dans l’environnement contraint de la cour.
11Rome est encore un espace de libre autoreprésentation, digne d’être visitée par les empereurs. Dans cette optique, Symmaque sollicite régulièrement la venue des souverains à Rome, afin qu’ils constatent par eux-mêmes les beautés pluriséculaires de la Ville, fierté des membres du Sénat. Symmaque souhaiterait que le jeune souverain Honorius soit aussi ébloui par Rome que le fut son prédécesseur Constance II lors de sa visite en la Cité éternelle en 3574. Oubliée, Rome n’accueillera Honorius qu’en 404, à l’occasion de son sixième consulat et alors même que Symmaque est déjà probablement décédé.
12C’est un des rares exemples de mobilité « descendante » de l’empereur en direction d’un des groupes sociaux dominants de la cour, et de son fief. La situation inverse, largement majoritaire, donc, est matérialisée par la mobilité « ascendante » des serviteurs de l’État en direction de la cour, qui polarise leurs déplacements. Ces mouvements de balancier évoquent aussi les tensions sous-tendant l’exercice du pouvoir.
13Les voyages vers le repos des résidences du Latium ou de Campanie s’accompagnent de détails pratiques sur l’organisation dont nous ne bénéficions guère dès lors qu’il s’agit de se rendre vers Milan. Le voyage mu par des obligations professionnelles est rendu par des ellipses, comme s’il s’agissait d’accélérer le temps. Les lettres de Symmaque rendent dans un parallélisme presque parfait l’opposition d’un système de valeurs entre l’otium tant souhaité du Sud, et les contraintes imposées par les incursions du haut fonctionnaire au Nord. Au Sud, Symmaque prend le temps de voir les saisons défiler, la nature changer. Ses résidences le conduisent à séjourner en bord de mer, à Baïes, notamment, station balnéaire huppée de la côte campanienne, ou à l’intérieur des terres où il s’adonne à la gestion des cultures et s’enthousiasme des vendanges au début de l’automne5. Face à cette temporalité étirée, les trajets vers Milan paraissent volontairement ramassés, rapides.
14Mais dans tous les cas, le voyage est souvent présenté comme une entreprise pénible. Symmaque évoque souvent les « soucis du voyage » qu’il s’agisse d’un déplacement qu’il entreprend lui-même ou que l’un de ses destinataires l’informe effectuer. Plusieurs facteurs, personnels ou objectifs, occasionnent des parcours difficiles dans la péninsule italienne. Symmaque avoue régulièrement les défaillances de sa santé, qui rendent les voyages éprouvants. Les « préparatifs du voyage » ne sont jamais enthousiasmants et sont un poids, dans un quotidien qui aspirerait à une certaine régularité et au repos. Symmaque craint également « les obstacles de la saison » à travers lesquels il faut entendre les rigueurs de l’hiver6. Les premiers frimas enclenchent une véritable course contre la montre, puisque les liaisons épistolaires paraissent interrompues, de même que la navigation, alors fermée. Symmaque revient régulièrement passer les hivers en ville, à Rome, notamment dans sa résidence du Vatican, qui le tient à l’abri du tumulte urbain, tout en lui permettant de se rendre rapidement aux convocations du Sénat7. L’hiver est également lié à une objective baisse de lumière, ce qui limite les distances parcourues en journée8. De surcroît, les défaillances de la poste publique que Symmaque et ses proches ont l’autorisation d’utiliser sont pointées du doigt9. Enfin, des questions d’insécurité sont également abordées à travers la mention du brigandage de grand chemin. Ce dernier apparaît non point comme une préoccupation constante, mais comme un facteur de risques, évoqué avec flegme et qu’il convient de devoir éviter10. Un des remèdes à ce mal paraît être d’emprunter la navigation plutôt que les voies terrestres pour se déplacer. Ainsi, si Symmaque mentionne régulièrement la Via Appia qu’il emprunte manifestement vers le Sud (jusqu’à Capoue, par exemple11) et où il possède une villa, il peut se rendre en Campanie ou en Lucanie par la mer12. Les trajets maritimes sont beaucoup mieux tolérés par l’aristocrate. Lorsqu’il doit circuler par voie terrestre, il évoque « la longueur du chemin » jusqu’à Capoue, par exemple.
15De même, nous connaissons une partie de son itinéraire lorsqu’il se rend à la cour de Milan. En 402, il décrit à son fils son entrée dans la ville le 24 février, après avoir traversé « longuement » le territoire de Pavie, ce qui indique qu’il arrivait probablement du Sud, de Rome, en ayant peut-être emprunté une section de la Via Aurelia, de Rome vers Pise et Lucques et un embranchement secondaire de la Via Fulvia, de Pavie à Milan, tout comme l’anonyme de Bordeaux en 333. On sait par ailleurs que Symmaque séjournait régulièrement à Rimini, où il aurait pu emprunter la Via Aemilia pour se rendre directement à Milan.
Milan : cœur d’une véritable sociabilité de cour
16Dans tous les cas, Milan n’est pas une cité que Symmaque paraît porter dans son cœur. Elle ne fait l’objet d’aucune description épistolaire, quand bien même ses destinataires, pour beaucoup des hommes de cours et hauts fonctionnaires, la connaissent certainement. Ausone, ami et correspondant de Symmaque originaire de Bordeaux, nous a pourtant laissé une rapide description de Milan à l’époque où les deux hommes la fréquentent. En pleine expansion, et au-delà du topos littéraire de l’éloge des villes, la cité est décrite par le rhéteur aquitain comme une ville riche. Ce dernier prend la précaution d’indiquer que Milan ne fait pas encore d’ombre à l’orgueilleuse Rome. Toutefois, le succès de la nouvelle capitale impériale et le fait qu’elle ait recueilli les faveurs du souverain alors que Rome n’était pourtant pas si loin13 suffisent à susciter mépris et jalousie de la vieille aristocratie sénatoriale romaine, encore attachée au prestige de l’ancienne capitale impériale14. Capitale d’empire depuis 381, Milan est, bien sûr, opulente dans les vers d’Ausone car elle abrite le palais impérial. Pour cette raison, Ausone n’en dira rien de moins, mais Milan paraît alors voir s’élever de nouveaux quartiers et abriter nombre de maisons élégantes et distinguées par la noblesse de leur propriétaire et le raffinement de leur décoration. Pourtant, chez Symmaque, la désignation de Milan n’est jamais accompagnée d’une épithète laudative. Alors que Rome était la ville natale ou la cité « des pères », Symmaque et ses correspondants se rendent ou résident simplement « à Milan ».
17Les lettres de Symmaque évoquent plusieurs motifs à un déplacement vers la cour impériale. En effet, il paraît exclu de se rendre à la cour sans raison valable. Ainsi, l’un des correspondants de Symmaque, Alypius, avoue à Symmaque qu’il souhaitait faire le voyage vers la cour depuis longtemps, mais que le motif lui manquait15. La prise de poste en est un, comme le décrit l’aristocrate à propos de Nicomachus Flavianus, le fils de son ami proche Virius Nicomachus Flavianus. Ce dernier a confié son fils à Symmaque avant de rejoindre la cour en tant que questeur du palais sacré de Théodose. Symmaque évoque alors le départ de Nicomachus Flavianus pour l’Orient où l’attendent ses nouvelles fonctions de proconsul d’Asie, mais le jeune homme se détourne un premier temps vers la cour impériale pour saluer son père. Les trajectoires ne sont donc pas toujours rectilignes vers la destination attendue.
18La participation à une ambassade, ou sa direction, est un autre motif de mobilité vers la cour, comme le montre à plusieurs reprises l’exemple même de Symmaque, délégué par le Sénat auprès de Valentinien Ier en 369, mais également en 384 et en 402, pour demander le rétablissement de l’Autel de la Victoire. Surtout, les cérémonies officielles de la cour sont souvent prétextes à convocation de la part de l’empereur. Mais ces voyages sont pour Symmaque de plus en plus éprouvants et coûteux et il ne retient de la cour que l’aspect artificiel et contraignant de sa pompe, notamment sous Théodose. Par cinq fois en un peu plus de vingt-six ans de correspondance, il refuse toutefois de se rendre aux cérémonies organisées à la cour pour le processus consularis de Petronius Probus en 371, d’Ausone, même, en 379, de Syagrius en 381, de Valentinien II et de Neoterius en 390, d’Honorius en 398 et de Mallius Theodorus en 39916. Il se rend toutefois à Milan pour honorer le consulat de Stilicon, l’homme fort de l’Empire, au 1er janvier 400. Symmaque est redevable à Stilicon de bien des entremises à la cour, et ne peut certainement se soustraire à cette obligation-ci, quand bien même est-il déjà âgé. En effet, en 398, Symmaque informe son fils que tous deux sont conviés « à la cérémonie du consulat », pour l’entrée en charge de Mallius Theodorus, consul en 399 avec l’eunuque Eutrope. Il passe cependant son tour en évoquant une claire volonté de rester chez lui pour se reposer, « après les fatigues de l’année passée »17. Néanmoins, la correspondance du rhéteur demeure une source précieuse, qui illustre le caractère protéiforme des liens de ce type de notables à la cour, et plus largement de la manière dont se vit l’attachement au milieu aulique et à ses règles.
19L’exemple de Symmaque exprime toutefois un point de vue aristocratique parmi d’autres vis-à-vis de cette servitude que représente le lien à la cour. D’autres cas illustrent une relation plus réussie entre des serviteurs de l’État et la cour, comme celui d’Ausone, précédemment évoqué. Ausone est néanmoins issu de condition plus modeste que celle de Symmaque et demeure un ami du jeune Gratien, le fils de Valentinien Ier, quand les relations de Symmaque avec ce dernier, ou ses successeurs, et notamment Théodose, sont beaucoup plus houleuses. Il faut en cela rappeler l’implication de Symmaque dans les usurpations de Maxime et d’Eugène, qui n’ont évidemment rien arrangé. La correspondance de l’aristocrate romain exprime d’abord la particularité d’un parcours individuel, la fatigue inhérente à la vieillesse et ce dédain pour les choses du pouvoir, typiques de son rang. Il y a donc chez Symmaque la reconnaissance indirecte de comportements attendus par la vie de cour. Par ses invitations au processus consularis de tel ou tel notable, l’empereur renouvelle sa volonté de célébrer un sentiment commun d’appartenance à la cour dont Symmaque s’exclut régulièrement.
20Dans sa correspondance pourtant publiée, Symmaque exprime une lassitude vis-à-vis d’une invitation reçue par l’empereur. Son ressenti est pourtant moins négatif lorsqu’il reçoit la même invitation à un processus consularis de la part d’un de ses amis. C’est le cas lorsqu’il se trouve convié à la cour en 380 pour la prise de fonction de Syagrius. Un deuil l’empêche de répondre positivement à cette invitation qu’il semble toutefois considérer avec moins d’abattement.
21La cour est également le lieu d’une sociabilité particulière entretenue par les élites et qui paraît adoucir la contrainte d’un déplacement à Milan, ou même, plus tôt, à Trèves. Nous disposons en cela d’une précieuse réponse d’Ausone à Symmaque18, où le rhéteur aquitain, plus âgé que l’aristocrate romain, évoque « le bon vieux temps », celui où Symmaque et lui-même se fréquentaient à la cour, à la fin des années 360, et où visiblement, ils auraient pu tous deux résider. À cette époque, nous le savons, Ausone est le précepteur du jeune prince Gratien. Il a rejoint la cour installée à Trèves depuis 367. Symmaque lui aussi est en Gaule en 369 et en 370. Il fut envoyé à la cour par le Sénat pour réciter des discours à l’adresse de l’empereur et de son fils aîné19. C’est certainement à cette occasion que Symmaque reçut son titre de comes ordinis tertii, un titre honorifique de cour consacrant une forme de compagnonnage dans l’entourage impérial dont Symmaque fait aussi état dans l’une de ses missives20. C’est certainement dans ce cadre qu’il a été amené à fréquenter Ausone qui formait alors l’esprit de Gratien.
À l’issue du voyage : loger et résider à la cour
22C’est en effet la présence de l’empereur qui impulse la nécessité du voyage vers la cour. La cour, dans sa dimension spatiale, est là où est l’empereur. Le déplacement paraît sinon inutile, et Symmaque le précise dans une autre lettre datée de l’année 400 : personne ne voyage plus d’Italie vers le Rhin, car l’empereur est à Milan, et avec lui, Stilicon. L’entrée à Milan est d’ailleurs immédiatement suivie d’une présentation des respects au souverain, quand bien même la fatigue du voyage se fait immanquablement sentir21.
23De là, la question du logement sur place des personnalités conviées à ce genre de temps forts de la vie aulique se pose également, quand la correspondance de Symmaque est muette sur ce point. Ainsi, lorsque Symmaque s’adresse de Rome ou d’ailleurs à l’un de ses correspondants à la cour de Milan, jamais il n’évoque une potentielle résidence dans l’enceinte du palais de ces individus, alors hauts fonctionnaires de l’administration territoriale en poste ou retournés à la vie civile. Les passages concernés ne mentionnent que la ville. Ainsi, écrivant au fils d’Ausone, Hesperius, Symmaque lui demande s’il est actuellement toujours en séjour à Milan (Mediolani posito)22. Même chose pour un autre membre de ce réseau hispano-gaulois, Syagrius23. Lui-même, nous l’avons vu, aborde régulièrement ses séjours à Milan, toujours en mentionnant la ville, et jamais le palais ou la cour24, sauf dans des circonstances bien particulières. Nous pourrions, bien entendu, interpréter ceci sous l’angle de la métonymie, Milan étant le siège de la cour impériale. Mais lorsque Symmaque souhaite parler de la cour ou du palais, il le fait sans détour en employant d’autres termes. Ce constat laisse penser que ses séjours, et ceux de ses correspondants, à Milan, impliquent bien une résidence pérenne hors des limites du palais quand bien même ils y sont régulièrement conviés. La situation est en revanche possiblement différente pour les hauts fonctionnaires en poste au sein de l’administration palatiale.
24Quelques éléments de conclusion permettent de comprendre que la question du voyage polarise chez Symmaque l’expression toute aristocratique d’un dédain pour les choses du pouvoir et une distanciation vis-à-vis de la cour, un lieu qui consacre toute l’ambivalence de ce sentiment qui lie l’aristocrate au pouvoir impérial. L’exercice des charges officielles est un poids, et ce constat se lit sans ambiguïté dans le choix du champ lexical de l’entrave employé par l’auteur : à titre d’exemples, Ausone est ainsi « retenu » (tenebunt) à la cour par ses activités25, Rusticus est « libéré » de ses obligations à Rome (absolutum)26, Antonius est pris par « les soucis de l’État » (curis publicis)27 quand Apollodore est « libéré du fardeau de [sa] charge » (absolutum)28. Cette vision négative du pouvoir accompagne la vieillesse et la maladie qui frappent Symmaque, bien entendu.
25Toutefois, le voyage est encore parfois perçu comme un remède à la mélancolie. Quelque temps avant sa mort, Symmaque écrivait à un destinataire inconnu : « Quand on a l’âme triste, il est habituel de se débarrasser des soucis en bougeant ».
Bibliographie
Sources
26Ammien Marcellin, Histoire, t. 1 (livres XIV-XVI), éd. et trad. Édouard Galletier, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1968.
27Étienne De la Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Simone Goyard-Fabre, Paris, Flammarion, 2015.
28Symmaque, Correspondance, t. 1 (livres I-II), éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1972.
29Symmaque, Correspondance, t. 3 (livres VI-VIII), éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1995.
30Symmaque, Correspondance, 4 vol., éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1972-2002.
31Symmaque, Discours, Rapports, éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 2009.
Outils
32The Prosopography of the Later Roman Empire, par Arnold Hugh Martin Jones, John Robert Martindale, John Morris, t. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1972.
Notes
1 « Symmachus 4 » dans The Prosopography of the Later Roman Empire [désormais PLRE], par Arnold Hugh Martin Jones, John Robert Martindale, John Morris, t. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1972, p. 865-870.
2 Étienne De la Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion, 2015.
3 « Symmachus 3 » dans PLRE (op. cit. n. 1), p. 863-865.
4 Symmaque, Correspondance, t. 3, éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1995, VI, LII ; Ammien Marcellin, Histoire, t. 1, éd. et trad. Édouard Galletier, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1968, XVI, 10.
5 Symmaque, Correspondance, t. 1, éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1972, III, XXIII ; une lettre donne également de précieux renseignements sur les délais d’un voyage entre Rome et la Campanie (Id. (éd. cit. n. 4), II, III) : de Rome, Symmaque se rend à Cora (Cori, à environ 70 kilomètres au sud de Rome) où il reste trois jours avant de rallier Terracine (environ 60 kilomètres au sud de Cori), dans le Latium, et en une seule journée, Formies (à environ 40 kilomètres au sud de Terracine). Cet itinéraire paraît être habituel pour se rendre en Campanie.
6 Symmaque, Correspondance, t. 4, éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 2002, IX, CXII.
7 Id. (éd. cit. n. 4), VII, XXI.
8 Id. (éd. cit. n. 6), IX, CXII.
9 Ibid., IX, CXII ; Symmaque, Correspondance, t. 2, éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 1982, IV, VII.
10 Id. (éd. cit. n. 5), II, XXII.
11 Id. (éd. cit. n. 4), VIII, II.
12 Id. (éd. cit. n. 5), II, XLVII ; Id. (éd. cit. n. 9), V, XIII.
13 Id. (éd. cit. n. 5), I, CII.
14 Ibid., n. 2 p. 134.
15 Ibid., II, LXXXIII.
16 À titre d’exemple : Id. (éd. cit. n. 4), VI, VII ; Ibid., n. 2 p. 151.
17 Ibid., VI, X.
18 Id. (éd. cit. n. 5), I, XXXII.
19 Id., Discours, Rapports, éd. et trad. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France. Série latine), 2009, I, à l’approche des quinquennalia de Valentinien Ier (l’anniversaire de ses cinq ans de règne) ; Ibid., III, à l’adresse de Gratien.
20 Id. (éd. cit. n. 5), I, XIV.
21 Id. (éd. cit. n. 4), VII, XIV.
22 Id. (éd. cit. n. 5), I, LXXXVI.
23 Ibid., I, CII.
24 À titre d’exemple : Id. (éd. cit. n. 9), III, LII ; Ibid., IV, XXXI et IV, XLIX.
25 Id. (éd. cit. n. 5), I, XXXIX.
26 Ibid., I, XXX.
27 Id. (éd. cit. n. 5), I, XCII.
28 Id. (éd. cit. n. 4), VIII, XIII.
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