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Un axe de recherche pour l'origine des temples à plan centré en Gaule romaine : une nouvelle analyse fonctionnelle des espaces
Par Lucie Carpentier
Publication en ligne le 02 avril 2015
Résumé
The architectural distinctiveness of gallo-roman temples – a cella encircled by a peripheral gallery – often raises questions about its origin. Commonly justified as an inconsistency between its era and its date of onset, this problem echoes back to an old debate between Celtic continuity and Roman influence. Studies performed throughout the 20th century show that discourse of French scientists evolved from a mere comparatism to a functional assumption of a Gallic circumambulation ritual. A reassessment of the documentary records put the fanum back to a functional analysis of space where temples seem to be the result of a slow progression of cultural practice. The addition of a peripheral gallery, this emblematic architectural element of temple structure, reveals the influence of Roman rites in Celtic exhibitions. This example helps to illustrate the risk of a too prompt and superficial analysis of archaeological sources, based solely on the functional aspect. The “document” in itself has to be handled with care as the category of gallo-roman temples appears to be the result of a modern scientific construction leading to a standardisation of an old and diversified reality. Research about its origin needs to take into account these methodological limits.
La spécificité architecturale des temples à plan centré – une cella entourée d'une galerie périphérique – pose régulièrement la question de son origine. Le problème, généralement résumé à une contradiction entre leur aire et leur date d'apparition, fait écho ainsi au vieux débat entre continuité celtique et influence romaine. Un rapide aperçu des études jalonnant la recherche depuis le xxe s. révèle une évolution du discours scientifique français, glissant d'un simple comparatisme formel au seul postulat fonctionnel d'un rite gaulois de circumambulation. Un réexamen du dossier documentaire a replacé le fanum dans une analyse fonctionnelle des espaces où le temple apparaît comme le résultat d'une lente évolution des pratiques cultuelles. L'ajout de la galerie périphérique, élément architectural emblématique de ce modèle de temple, matérialise ici l'évolution du rite d'exposition celtique en lien avec la romanisation des rites.Cet exemple permet d'illustrer le danger d'une trop rapide et légère analyse fonctionnelle des sources archéologiques. Le « document » lui-même est un concept à manier avec prudence, la catégorie des temples à plan centré apparaissant ici comme le résultat d'une construction scientifique moderne tendant à uniformiser une réalité ancienne diversifiée. Toute recherche sur son origine doit donc tenir compte de ces limites méthodologiques.
Mots-Clés
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Les temples à plan centré, aussi désignés sous le terme de fana dans la recherche archéologique française, apparaissent comme un type de bâtiment cultuel surreprésenté pour l'époque romaine. Ainsi, la réédition en 2010 de l'ouvrage d'Isabelle Fauduet sur Les temples de tradition celtique comptabilise plus de 800 fana actuellement connus en France. La définition généralement admise renvoie à un concept architectural simple : celui d'un temple composé d'une cella entourée d'une galerie périphérique(fig. 1). Dès le xixe siècle, les érudits distinguèrent cette catégorie de temples des édifices gréco-romains à l'architecture dite « classique », en raison essentiellement d'une largeur accentuée de leur galerie périphérique1.
Fig. 1 : Schéma type d'un fanum (voir l’image au format original)
2Le problème de l'origine de ces temples à plan centré réside dans une contradiction entre leur aire et leur date d'apparition. En effet, la zone de répartition de ce modèle de temple comprend les anciennes provinces romaines de Gaules, de Germanies, le sud de la Bretagne ainsi que quelques mentions en Rhétie, Norique et Pannonie (fig. 2). L'absence de fanum en Italie ou à Rome a ainsi conduit les chercheurs à voir dans cette architecture l'expression d'une « tradition celtique », d'autant plus que cette aire géographique semblait correspondre à celle de la culture laténienne. Cependant, les premiers exemples connus de fana ne paraissent pas antérieurs au milieu du ier s. av. J.-C., soit l'époque de la conquête romaine. Les deux sites britanniques d'Heathrow (Middlesex) et de Chelmsford (Essex) ont pu être avancés pour dater l'apparition de ce plan dès les ive-iiie s. av. J.-C. mais la nature trop fragmentaire des vestiges conservés et de leur mobilier plaide pour la réserve quant à leur interprétation2.
Fig. 2 : Carte de répartition des temples à plan centré en Europe par rapport à l'aire d'influence de la culture laténienne (voir l’image au format original)
3Il s'agissait donc de reprendre ce dossier à la lumière des études récentes et renouvelées sur les sanctuaires, notamment ceux protohistoriques, afin de déterminer la part de continuité celtique et d'influence romaine dans la genèse de ce modèle.
Un document à la construction complexe et tardive
4Bien que la forme quadrangulaire soit la plus répandue, une étude détaillée du plan des divers fana connus révèle l'existence de nombreuses variantes. On note ainsi l'existence de temples circulaires comme La Tour de Vésone à Périgueux (24) ou de monuments polygonaux tel que celui à Aulnay-de-Saintonge (17), mais aussi des temples à double cellae dont on peut citer les exemples de Tintignac (19) ou du Puy-Lautard (23) (fig. 3). Ce constat est illustré par la classification mise au point par F. Oelmann qui, en se basant sur le seul plan du monument, distingua 21 catégories dont 7 types de fana à cella ronde, 5 à cella polygonale et 9 à cella quadrangulaire3. Outre cette grande diversité dans les formes et les dimensions choisies par les architectes, certains édifices voient leur galerie suivre un plan différent de celui de la cella. Ainsi le temple du Haut-Bécherel à Corseul (22) associe une galerie quadrangulaire, à une cella de forme hexagonale hors œuvre et octogonale en œuvre (fig. 3). À cette diversité des formes s'ajoute la disposition variée de plusieurs éléments fondamentaux : une galerie périphérique, un pronaos, un podium, etc4. Chaque temple apparaît donc comme un hapax dont les principes de mise en œuvre nous restent inconnus.
Fig. 3 : Planche de comparaison des fana selon leur forme et leurs dimensions (voir l’image au format original)
5Cette diversité rend d'autant plus difficile la définition de cette catégorie qui apparaît comme une construction moderne. En effet, Léon de Vesly, notant la spécificité du plan concentrique des petits temples gallo-romains étudiés dans la vallée de la Seine, fut le premier dans son ouvrage de 1909 à les distinguer par le terme de fana5. Or, ce mot emprunté au latin par le chercheur normand ne correspond à aucune réalité architecturale religieuse particulière. Les études d'A. Bouché-Leclercq sur l'emploi du terme de fanum dans la langue latine officielle ont démontré qu'il désignait simplement un lieu consacré par les pontifes mais non inauguré6. Quant au langage courant, il ne semble retenir aucune distinction apparente. Cicéron dans son exorde du Livre II de la seconde action contre Verrès emploie invariablement le mot fanum pour désigner les temples étrangers et ceux romains7. Il convient donc de traduire le terme de fanum de manière générique comme un « lieu sacré ». Il n'existe d'ailleurs apparemment pas chez les auteurs anciens de références à l'architecture religieuse en Gaule permettant de distinguer un type de temple propre à ce territoire. La constitution d'une catégorie de temples gallo-romains spécifiques par son plan apparaît donc comme la construction moderne d'un objet d'études archéologiques. Malgré les limites intrinsèques de ce document liées à sa création, l'historiographie révèle un intérêt majeur pour cette architecture monumentale cultuelle, notamment en se penchant sur les motifs de son particularisme.
L'historiographie : d'un comparatisme purement formel à une analyse fonctionnelle
6Face au nombre grandissant des temples à plan centré découverts au xxe s., les chercheurs ont commencé à s'interroger sur la question de l'origine de ce type de lieu cultuel. Certaines études ont alors recherché des équivalents aux fana dans une comparaison pure du plan. Cette démarche a conduit certains archéologues à faire des parallèles lointains, tant géographiquement que chronologiquement. F. Oelmann expliquait ainsi la présence d'une galerie périphérique dans le plan du fanum par l'hypothèse de relations culturelles entre le monde iranien et les Celtes via la vallée du Danube et le sud de la Russie8. Plus récemment, dans les années 1960, P.-M. Duval a pu faire allusion aux modèles étrusques, gréco-iraniens, voire aux églises suédoises médiévales et aux pagodes chinoises9.
7La recherche sur l'origine de ce type de temples a cependant conduit certains archéologues à réfléchir sur des éléments de comparaison moins lointains. F. Drexel en 1931 posa la question de leur genèse en terme de filiation avec les Viereckschanzen mises au jour en Allemagne tandis que H. Wirth la même année supposait une origine dans la maison de la fin de l'âge du Fer10. Cette démarche de comparatisme planimétrique avait l'inconvénient majeur de ne pas tenir compte du contexte, de l'évolution propre de chacun des monuments considérés, ni de la chronologie. Rappelons cependant que ces études sur l'origine des temples à plan centré s'inscrivaient dans le cadre d'une recherche postulant une religion celtique aniconique et atectonique. Le passage sur le rite de la cueillette du gui dans l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien a nourri ce topos d'une religion gauloise s'exprimant dans des lieux cultuels naturels11. Ce postulat d’une religion aux concepts naturalistes dont les principaux rituels se déroulaient dans les bois explique que la plupart des archéologues ne cherchaient pas d'antécédent à l'âge du Fer qui aurait justifié l'apparition des fana.
8Une relecture critique des sources antiques par certains chercheurs a contribué cependant à modifier cette thèse. A. Watson notamment a insisté sur le rôle de ces textes dans la construction par Rome d'un discours dépréciatif de la société gauloise lui permettant d'affirmer sa supériorité12. Quant aux textes incriminés, leur poids est d'autant plus à relativiser qu'ils ne sont, pour la plupart, pas antérieurs au ier s. av. J.-C. D'autres extraits peuvent d'ailleurs être avancés pour attester de la présence de constructions religieuses gauloises. Un passage de la Géographie de Strabon fait ainsi mention d'un temple dont les femmes devaient une fois l'année refaire le toit13.
9Mais le tournant majeur dans la recherche française consista, en 1975, dans la découverte du site de Gournay-sur-Aronde (60) avec la mise au jour d'un sanctuaire laténien sous le temple gallo-romain (fig. 4). Premier sanctuaire intégralement fouillé, il fut à l'origine d'un profond renouvellement de la vision des chercheurs sur les espaces sacrés protohistoriques, et il permit de justifier l'hypothèse d'une origine celtique du plan du fanum. Malgré l'absence d'une découverte venant attester cette hypothèse d'un fanum gaulois, la recherche a pu invoquer une spécificité rituelle indigène pour justifier cette théorie d'une permanence dans la physionomie des lieux de culte : le rite de circumambulation. L'explication de l'origine de ce type de temples est alors recherchée dans une analyse fonctionnelle de la galerie périphérique. Les tenants de cette thèse s'appuient notamment sur deux extraits, l'un d'Athénée et le second de Strabon. Le premier, rapportant un passage de Posidonios d'Apamée nous dit que les Gaulois rendaient unculte aux dieux en tournant vers la droite : « L'esclave fait passer à la ronde cette boisson, de la droite vers la gauche. C'est de cette façon qu'on fait le service, c'est aussi la façon qu'ils ont d'adorer leurs dieux, en tournant vers la droite »14. Quant à Strabon, qui reprenait également l’œuvre de Posidonios, en traitant d'un temple situé à l'embouchure de la Loire, il nous rapporte : « Celle dont le fardeau tombe à terre est déchiquetée par les autres, qui promènent alors ses membres autour du temple en criant l'évohé et ne s'arrêtent pas avant que leur délire ne prenne fin »15. Ces deux extraits ont, malgré leur caractère discutable, permit de développer la théorie selon laquelle la galerie périphérique était la matérialisation architecturale d'un ancien rite celtique. L'emploi généralement accepté des termes d'ambulatory en anglais ou de « déambulatoire » en français pour décrire cet espace périphérique entérine ce postulat d'une galerie dédiée au rite de circumambulation. Le fanum est ainsi vu comme la matérialisation de conceptions architecturales et religieuses propres à la Gaule et traduites après son annexion à l'Empire romain, dans un vocabulaire empreint d'influences romaines, notamment avec l'emploi généralisé de la pierre, l'ajout d'un pronaos et/ou d'un podium, et enfin, par le choix d'un décor architectonique emprunté aux canons classiques16.
Fig. 4 : Phasage général du sanctuaire de Gournay-sur-Aronde (Oise) (voir l’image au format original)
10Ce consensus concernant la genèse des temples à plan centré reste toutefois fragilisé par l'absence de structures cultuelles antérieures témoignant de l'importance d'un rite de circumambulation gaulois. Certains chercheurs ont d'ailleurs pu contester ce rite présumé en notant le flou des passages mis en avant17. Un usage proche est d'ailleurs documenté pour Rome, Plutarque nous rapportant que les Romains tournaient sur eux-mêmes lors de prières adressées aux dieux, parfois en effectuant un cercle18. Mais l'argument majeur infirmant la thèse d'un rite gaulois pour expliquer le plan du fanum réside dans le fait que la galerie périphérique apparaît sur certains sites comme un ajout ultérieur. En effet, les deux cellae de Bennecourt (78) sont déjà installées depuis de nombreuses années avant que celle méridionale ne soit complétée par une galerie périphérique (fig. 5). Les fouilles n'ont livré aucun indice permettant d'envisager un tel aménagement autour des cellae dès les premières phases d'occupation. Il semble donc que, pour les temples installés depuis l'époque laténienne, « la galerie n'intervient qu'au terme d'une évolution parfois longue »19.
Fig. 5 : Phasage général du sanctuaire de Bennecourt (Yvelines) (voir l’image au format original)
11Face au consensus fragile d'une tradition celtique pour expliquer la genèse des temples à plan centré, il convenait donc de reprendre le dossier. La démarche privilégiée consista dans la reprise des données fournies par les fouilles archéologiques pour elles-mêmes et non pas dans le but de les faire coller à une réalité supposée, celle d'un rite gaulois aujourd'hui controversé.
Une nouvelle analyse fonctionnelle : évolution d'une structure rituelle
12La démarche choisie a consisté dans la réalisation d'un catalogue raisonné de 33 sites caractérisés, pour certains, par une occupation antérieure aux sanctuaires gallo-romains (fig. 6). Celle-ci est définie par l'installation de premiers édicules dans l'enceinte sacrée dès l'époque laténienne. Il serait ainsi tentant de voir dans ces premiers aménagements l'origine de la cella gallo-romaine qui, d'ailleurs, est construite au même emplacement que ces derniers. Cependant, les publications insistent généralement sur un hiatus important entre ces deux étapes pour justifier l'absence de parenté. Ainsi, le sanctuaire picard de Gournay-sur-Aronde connaît un incendie général de son dernier état laténien dans les années 60 av. J.-C., suivi d'un nettoyage méthodique des décombres puis d'un nivellement global des vestiges. Le nouveau sanctuaire caractérisé par une structure similaire au fanum n'apparaît que durant la seconde moitié du ier s. av. J.-C.20(fig. 4). Il s'agissait donc de reprendre les sites inventoriés afin de vérifier la validité de cette assertion.
Fig. 6 : Carte de répartition des sites catalogués dans le cadre du master 2 (voir l’image au format original)
13L'aménagement de ces premiers édicules centraux semble généralement précédé par la mise en place, dans l'enceinte sacrée, d'une fosse centrale. Bien que la nature des gestes effectués dans cette structure fossoyée ne soit pas toujours clairement définie par la fouille, leurs fonctions rituelles ne font aucun doute. La fosse centrale du sanctuaire de Gournay-sur-Aronde a ainsi livré quelques sésamoïdes de bœufs amenant J.-L. Brunaux à l'identifier comme un lieu de dépôt dans le cadre d'un rite faisant appel au pourrissement de bœufs21 (fig. 4, phase 2). D'autres pratiques rituelles liées à des fosses sont illustrées dans le catalogue. Ainsi, à Ribemont-sur-Ancre (80), un aménagement dans la partie nord-ouest du sanctuaire, composé d'os longs, encadrait une fosse en forme d'entonnoir comblée par des esquilles d'os humains brûlés associées à des charbons de bois. L'archéologue identifie cette structure à un autel creux dans lequel les esquilles auraient été déversées à la manière d'une libation22.
14Dans un second temps, ces structures rituelles localisées au centre des sanctuaires protohistoriques furent recouvertes par un édicule en bois (fig. 4, phase 3). Sans qu'il soit possible de déterminer les raisons présidant à sa mise en place, il semble que cet aménagement par son ampleur ne pouvait protéger que la fosse, notamment des intempéries comme cela a pu être supposé par J.-L. Brunaux23. La superficie couverte ne permet pas d'envisager une fonction protectrice pour les desservants, encore moins pour un quelconque rite de circumambulation. Progressivement, les activités rituelles réalisées dans cet espace central évoluent avec l'apparition de foyers. Cette modification des pratiques semble s'accompagner de la mise en place de nouveaux bâtiments au centre des sanctuaires. Le sanctuaire de Bennecourt dans les Yvelines se caractérise à ce stade par une nouvelle implantation et le doublement de la structure centrale, les deux nouveaux bâtiments abritant des structures de combustion24 (fig. 5, phase 2). Le foyer apparaît, au moment de la conquête césarienne, comme l'aménagement rituel le plus mentionné.
15Or, la présence d'une structure de combustion est également avérée dans les cellae des temples à plan centré. Plusieurs foyers ont ainsi été observés dans le fond de la cella du double fanum de Genainville (95). L'étude des aménagements rituels semblerait donc confirmer une filiation entre l'édicule laténien et la cella gallo-romaine. L'emploi du terme de cella emprunté au vocabulaire religieux romain est usuellement compris dans le sens de la domus dei – la demeure du dieu – qui ne contenait donc que la statue du culte. Or ces deux édifices doivent bien être compris comme des centres rituels dans le sanctuaire. La romanisation des pratiques cultuelles, commencée avec l'introduction généralisée de structures de combustion se poursuit avec l'introduction progressive de bases ou de socles dans la cella, interprétés comme le réceptacle de statues. Parallèlement, les aménagements rituels auparavant présents dansle templesont identifiés dans la cour sacrée du sanctuaire25. La présence d'effigies divines dans la cella semble finalement s'imposer durant la période impériale26. C'est ainsi peut-être que l'on doit comprendre la reconstruction de certains fana à la fin du ier s. et au iie s. ap. J.-C. Plusieurs temples inventoriés présentaient une niche face à l'entrée, généralement identifiée comme la base pour la statue de culte. Le temple axial d'Alba-la-Romaine (07) comportait ainsi trois niches axiales au fond de la cella dont la fouille a d'ailleurs livré les fragments de huit statues en marbre blanc27.
16La cella du temple à plan centré étant définie comme une structure rituelle évoluant à mesure du processus de romanisation, il s'agit finalement de s'interroger sur la galerie périphérique qui constitue l'espace essentiel dans l'identification du fanum. Elle apparaît comme un aménagement tardif lié à la romanisation dont il est nécessaire de définir la fonction. L'étude des aménagements découverts dans cet espace révèle que ces derniers ne divergent pas fondamentalement de ceux présents dans la cella. On retrouve ainsi des foyers, des structures fossoyées, des vestiges d'autel et même des niches destinées à recevoir potentiellement des statues. Le cas du sanctuaire de Genainville illustre parfaitement la diversité des aménagements rituels présents dans cet espace périphérique. Plusieurs foyers ont ainsi pu être individualisés dans la galerie, ainsi qu'un puits de 1,20 m de diamètre près de l'entrée de la cella nord. Une aire de petites pierres calcaires très tassées à 1,70 m du seuil a également été identifiée par les fouilleurs comme la fondation d'un autel28. Quant à la présence de niches, elle a été démontrée au niveau des murs latéraux grâce à l'étude de plusieurs pans de murs effondrés sur place29. Une première distinction entre ces deux espaces réside dans la découverte de traces d'usure sur le sol de la galerie. Un des cas les plus connus ayant livré ce type d'indices dans la galerie est le sanctuaire du Puy-Lautard (fig. 7). En effet, des tassements importants ont été découverts autour des cellae géminées. Le sol blanc de l'édifice présentait des réfections localisées à base de béton de tuileau dessinant ainsi des couloirs de circulation partant des seuils du fanum et contournant les cellae. Sans surinterpréter ces vestiges, on constate donc une fréquentation privilégiée de l'espace périphérique du temple à plan centré qui pourrait d'ailleurs être comprise dans le sens d'une recherche par les fidèles de proximité avec la divinité.
Fig. 7 : Plan du sanctuaire du Puy-Lautard (Creuse) avec les traces de fréquentation autour des cellae (voir l’image au format original)
17L'étude des niveaux pré-romains atteste d'un soin particulier pour la zone périphérique dès les premiers aménagements cultuels. Le site de Bennecourt présentait ainsi plusieurs niveaux de sol autour des premières cellae (fig. 5). L'état du sanctuaire daté entre 14 et 41 ap. J.-C. est la phase la plus éloquente avec une superposition de trois sols avec des niveaux de piétinement sur la façade orientale de la cella nord. Quant au temple sud, il présente un sol en craie damée dépassant largement la seule emprise de la pièce. Cette circulation préférentielle dans les espaces périphériques au temple semble se maintenir dans les sanctuaires après la mise en place d'un fanum. Ainsi le temple d'Aron à Aurillac (15) est ceint par une allée gravillonnée30. Cette idée d'une circulation privilégiée autour du cœur rituel ne peut donc justifier à elle seule l'apparition de la galerie du fanum, son installation n'empêchant pas la mise en place d'autres aménagements périphériques.
18Quelle était donc la fonction de la galerie ? La réponse la plus évidente consisterait à voir dans cet espace un aménagement destiné à protéger les fidèles des aléas climatiques. Un extrait de Pline le Jeune est ainsi régulièrement sollicité pour appuyer cette théorie, l'auteur insistant sur la nécessité d'associer au temple des colonnades afin d'offrir un abri aux hommes31. Cependant, certaines galeries découvertes lors de fouilles posent la question d'une toiture. En effet, la disposition du sol primitif de la galerie du fanum de Bennecourt en dos d'âne (fig. 5, phase 4) est interprétée par L. Bourgeois comme un aménagement destiné à faciliter l'évacuation des eaux de pluie32. Aucun niveau de tuiles effondrées n'a d'ailleurs été retrouvé en périphérie de la galerie ce qui pourrait indiquer que seule la cella était abritée.
19La découverte de concentrations de mobilier dans la galerie permet de suggérer une autre fonction pour cette zone périphérique du temple : un espace privilégié pour les dépôts votifs. Le premier fanum attesté sur le site de Gournay-sur-Aronde est ainsi caractérisé par la découverte, dans les colluvions bloquées par le solin occidental du temple, de clous en fer associés à une soie d'épée et un fragment d'orle de bouclier (fig. 4, phase 5). Cette découverte a permis de supposer que des armes laténiennes séjournaient près de l'édifice, voire étaient pendues sur lui. Cette hypothèse expliquerait l'étroitesse de sa galerie, celle-ci n'ayant pas pour fonction première la circulation des fidèles mais la protection des objets exposés. Un rite d'exposition de corps et d'armes est d'ailleurs attesté dès la phase 3 du sanctuaire sans qu'il soit possible de le localiser. Dès l'époque laténienne, plusieurs sites inventoriés présentaient des espaces d'expositions de mobilier. Le plus illustre est celui de Ribemont-sur-Ancre où l'enclos septentrional est restitué avec des portiques permettant de suspendre le corps des ennemis vaincus ainsi que leurs armes. Les dépôts votifs connaîtraient ainsi une évolution similaire aux rituels, c'est-à-dire une centralisation, ce qui les associeraient progressivement au temple.
20L'apparition d'une galerie trahissant une évolution dans la localisation du rite d'exposition celtique, son élargissement pourrait indiquer une modification dans la nature-même de ces rites. La fréquentation de la galerie par les fidèles s'expliquerait par la pratique de l'ex-voto, témoin de la romanisation des pratiques cultuelles. Les murs du temple de Châteauneuf en Savoie ont ainsi livré plus d'une vingtaine de fragments d'enduits peints portant des inscriptions dont certaines faisaient référence à l'exécution d'un vœu33. La galerie apparaît donc comme un espace concentrant les offrandes des fidèles disposées au plus près de la divinité. Certains aménagements sont interprétés dans ce sens : une dépression dans la branche nord de la galerie du temple de Corseul a été identifiée comme un réceptacle pour des offrandes34. La romanisation des pratiques cultuelles semble pleinement achevée avec l'introduction de statues. En effet, le vase de Sains est orné d'une représentation de fanum dans lequel un buste interprété comme une imago était figuré dans chaque espace périphérique à la cella35. L’absence d’attributs justifie l’identification de ces bustes comme ceux d’humains, peut-être de l’empereur. Cette pratique d'associer, dans un même sanctuaire, des divinités secondaires et des membres de la famille impériale à un dieu principal, est attestée à Rome. Les statues étaient alors reléguées aux portiques du sanctuaire ou au pronaos du temple36. La mise en place de statues de l'empereur dans la galerie périphérique permettait ainsi d'associer le culte impérial à celui dédié à la divinité tutélaire suivant une hiérarchisation figurée par les différents espaces composant le temple à plan centré.
Conclusion
21Nous l'avons vu, le problème de la genèse du fanum n'était pas résolu dans la simple mise en œuvre d'un prétendu rite gaulois de circumambulation ou dans un simple comparatisme formel. Une analyse fonctionnelle plus poussée, basée sur les seuls faits archéologiques, permet de dessiner une histoire évolutive de cette catégorie de monument. L'époque laténienne voit l'émergence d'un centre rituel protégé par un édicule qui concentre progressivement l'ensemble des pratiques cultuelles. Les sanctuaires dits de « type belge » comme Gournay-sur-Aronde révèlent une mutation progressive des rites pratiqués dans cet espace central avec l'adoption de foyers au détriment des fosses. La Conquête ne semble pas marquer une rupture dans la fonction rituelle de cette pièce centrale mais elle voit l'émergence d'une galerie périphérique. La romanisation des pratiques cultuelles occasionne un élargissement des espaces périphériques destinés auparavant au seul rite d'exposition.
22Le document est une notion qui apparaît, à la lecture de cette étude, délicate à manier dans le cadre de recherches sur les sociétés anciennes. En effet, la perception des temples à plan centré comme une catégorie spécifique est une construction tardive. La confrontation de la notion de fonction à ce type de lieu cultuel ne doit donc pas s'affranchir du fait qu'il s'agisse d'une catégorisation moderne ayant donc tendance à uniformiser une réalité par nature diversifiée. De la même manière, la construction relativement récente de ce document archéologique présupposait pour ses inventeurs une fonction spécifique. Or, cette étude a tenté de démontrer que le concept de fonction est à utiliser avec précaution afin de ne pas construire sa recherche sur un postulat à partir duquel il s'agirait de faire conformer les vestiges rencontrés.
Documents annexes
- Fig. 1 : Schéma type d'un fanum
- Fig. 2 : Carte de répartition des temples à plan centré en Europe par rapport à l'aire d'influence de la culture laténienne
- Fig. 3 : Planche de comparaison des fana selon leur forme et leurs dimensions
- Fig. 4 : Phasage général du sanctuaire de Gournay-sur-Aronde (Oise)
- Fig. 5 : Phasage général du sanctuaire de Bennecourt (Yvelines)
- Fig. 6 : Carte de répartition des sites catalogués dans le cadre du master 2
- Fig. 7 : Plan du sanctuaire du Puy-Lautard (Creuse) avec les traces de fréquentation autour des cellae
Notes
1 Isabelle Fauduet, Les temples de tradition celtique [1re éd. 1993], Paris, Éditions Errance, 2010, p. 11-12. La Maison Carrée de Nîmes avec son plan pseudopériptère hexastyle appartient ainsi à une série d’édifices religieux faisant figure de minorité dans le paysage architectural cultuel gallo-romain. P. Gros dans sa somme sur L'architecture romaine rappelait d'ailleurs que le plan périptère n'avait connu qu'un succès très limité à Rome, la liturgie italique ne nécessitant pas la mise en œuvre d'une quelconque ambulatio autour de la cella : Pierre Gros, L’architecture romaine du début du IIIe s. av. J.-C. à la fin du Haut Empire : I, les monuments publics [1re éd. 1996], Paris, Picard, 2011, p. 130.
2 Le site de Chelmsford se caractérise par l'alignement supposé de quelques trous de poteau datés du ive s. av. J.-C. T. Derks revient également sur la contemporanéité de la cella et de la galerie du temple d'Heathrow (Ton Derks, Gods, Temples and Ritual Practices. The Transformation of Religious Ideas and Values in Roman Gaul, Amsterdam, Amsterdam university press, 1998, p. 179). L'interprétation-même de ces structures comme des temples peut être remise en cause, la rareté du mobilier récolté ne permettant pas de le distinguer comme un marqueur d'activité cultuelle. Voir également Michael Jonathan Taunton Lewis, Temples in Roman Britain, Cambridge, Cambridge university press, 1966, p. 11.
3 Yves Cabuy, Les Temples gallo-romains des cités des Tongres et des Trévires, Bruxelles, Amphora ASBL, 1991, p. 73.
4 Y. Cabuy et I. Fauduet établissent respectivement leur classification sur la base de cette disposition d'éléments architecturaux et non pas en fonction de la forme générale des temples : Y. Cabuy (op. cit. n. 3), p.75-83 et I. Fauduet (op. cit. n. 1), p. 99-120.
5 Léon de Vesly, Les fana ou petits temples gallo-romains de la région normande, Rouen, J. Lecerf, 1909.
6 Auguste Bouché-Leclercq, « fanum », dans Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, t. II, éd. Charles Daremberg et Edmond Saglio, Paris, 1896, p. 973-978, en part. p. 976.
7 A. Bouché-Leclercq (op. cit. n. 6), p. 973 : “ Plures hic villas ornementis fanorum qua mille fana spoliis hostium ornasse ” (Cicéron, In Verrem, III, 4, 9).
8 Franz Oelmann, « Zum Problem des gallischen Tempels », Germania, 17, 1933, p. 169-181. Le chercheur faisait ainsi un parallèle avec le plan de certains temples de Suse.
9 Paul-Marie Duval, « L’originalité de l’architecture gallo-romaine », dans Le rayonnement des civilisations grecque et romaine sur les cultures périphériques (Actes du 8ème Congrès international d’archéologie classique), Paris, 1965, p. 121-144, en part. p. 127.
10 Friedrich Drexel, « Templum », Germania, 15, 1931, p. 1-6 ; Hermann Wirth, Drei quadratischen gallische-römischen Tempels [manuscrit dactylographié], Bibliothèque universitaire de Vienne, 1931 (non vidit). À propos de ces deux publications, voir Y. Cabuy (op. cit. n. 3), p. 24.
11 Pline L’Ancien, Histoire naturelle, XVI, Paris, 1962 (trad. par J. André), 95, p. 250-251 : « On le cueille en grande pompe religieuse » ; « Ils préparent selon les rites au pied de l’arbre un sacrifice et un festin religieux et amènent deux taureaux blancs dont les cornes sont liées alors pour la première fois. Un prêtre, vêtu de blanc, monte dans l’arbre, coupe le gui avec une serpe d’or et le reçoit sur un sayon blanc. Ils immolent ensuite les victimes en priant le dieu de rendre son présent propice à ceux auxquels il l’a accordé ».
12 Alasdair Watson, Religious Acculturation and Assimilation in Belgic Gaul and Aquitania from the Roman Conquest until the End of the Second Century CE, Oxford, BAR International Series 1624, 2007, p. 14.
13 Strabon, Géographie, IV, Paris, 1966 (trad. par Fr. Lasserre), 4, 6.
14 Athénée, Deipnosophistes, IV, 152 (trad. dans Christian Goudineau, Religion et société en Gaule, Paris, Éditions Errance, 2006, p. 216).
15 Strabon (op. cit. n. 13).
16 P. Gros rappelle ainsi que le temple de Vesunna Petrucoriorum à Périgueux possède un habillage monumental qui relève « de la grande architecture romaine » (op. cit. n. 1, p. 184).
17 William Van Andringa, La religion en Gaule romaine : piété et politique (ier-iiie s. apr. J.-C.), Paris, Éditions Errance, 2002, p. 100.
18 Plutarque, Numa, 14, 8 ; Marcellus, 6, 12.
19 Luc Bourgeois (éd.), Le sanctuaire rural de Bennecourt (Yvelines). Du temple celtique au temple gallo-romain, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme (D.A.F. 77), 1999, p. 176.
20 On distingue ainsi une cella construite sur solins de pierres sèches au centre de l'aire sacrée, entourée par une série de trous de poteau délimitant une possible galerie.
21 Au moins quarante individus auraient ainsi été sacrifiés dans cette fosse (Jean-Louis Brunaux, Les religions gauloises. Rituels celtiques de la Gaule indépendante, Paris, Éditions Errance, 1996, p. 74).
22 Jean-Louis Brunaux, (dir.), « Ribemont-sur-Ancre (Somme). Bilan préliminaire et nouvelles hypothèses », Gallia, 56, 1999, p. 177-283, en part. p. 204.
23 Jean-Louis Brunaux, Les Gaulois. Sanctuaires et rites, Paris, Éditions Errance, 1986, p. 34 : « il y avait une nécessité pratique à ménager dans la zone centrale un abri pour y accomplir des rites qui s’accommodaient mal des intempéries fréquentes en Gaule ».
24 L. Bourgeois (op. cit. n. 19), p. 172-173.
25 Le site de Ribemont-sur-Ancre voit ainsi, sur le côté oriental du temple nord-est, la mise en place d'une aire-autel caractérisée par un foyer central.
26 Cela n'induit pas leur absence aux phases précédentes, la fonction première de la cella ne semblant pas consister exclusivement dans leur détention.
27 À noter qu'une statue de culte pouvant représenter l'empereur a été retrouvée pour cette phase au pied du podium (Joëlle Dupraz, « Sanctuaires et espaces urbains : Alba-la-Romaine, ier s. av. J.-C./iiie s. ap. J.-C. », dans Archéologie des sanctuaires en Gaule romaine, dir. W. Van Andringa, Saint-Étienne, Publication de l'Université de Saint-Étienne, 2000, p. 45-72, en part. p. 53-59, p. 61 pour la photographie).
28 Pierre-Henri Mitard, Le sanctuaire gallo-romain des Vaux-de-la-Celle à Genainville (Val-d’Oise), Guiry-en-Vexin, Centre de recherches archéologiques du Vexin français, 1993, p. 101.
29 Quatre niches ont pu être identifiées, disposées sur chacun de ses murs latéraux.
30 Michel Provost et Pierre Vallat, Carte Archéologique de la Gaule : le Cantal (15), Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1996, p. 74-77.
31 Étant dans l’obligation de rebâtir un temple de Cérès présent sur ses terres, Pline fit plusieurs recommandations à l’architecte parmi lesquelles on peut noter : “ Aux alentours [du temple], nul abri contre la pluie et le soleil. Il me semble donc que ce sera à la fois générosité et piété que de bâtir un temple aussi beau que possible, d’adjoindre des colonnades à ce temple, le premier pour la déesse, les secondes pour les humains ” (Pline le Jeune, Lettres, 9, 39, 2sq).
32 L. Bourgeois (op. cit. n. 19), p. 177.
33 Christian Mermet « Le sanctuaire gallo-romain de Châteauneuf (Savoie) », Gallia, 50, 1993, p. 95-138 ; Guy Barruol, « Les sanctuaires gallo-romains du midi de la Gaule », dans Les sanctuaires de tradition indigène en Gaule romaine, Actes du colloque d’Argentomagus (8, 9 et 10 octobre 1992), dir. Chr. Goudineau, I. Fauduet et G. Coulon, Paris, Éditions Errance, 1994, p. 49-72, en part. p. 54 ; T. Derks (op. cit. n. 2), p. 227 ; I. Fauduet (op. cit. n. 1), p. 240-241. Certains de ces graffitis indiquent d’ailleurs la nature de l’offrande : une somme d’argent, un filet, etc.
34 Yvan Maligorne, Vincenzo Mutarelli et Alain Provost, Corseul : le monument romain du Haut-Bécherel : sanctuaire public des Coriosolites, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 208.
35 W. Van Andringa (op. cit. n. 17), p. 29.
36 J. Scheid mentionne ainsi un passage de Dion Cassius sur le Panthéon où il expliquait que la cella étant réservée aux dieux, la statue d’Auguste ne pouvait y loger. Seul César divinisé pouvait alors y loger, Auguste et Agrippa étant relégués au pronaos (John Scheid, « Les espaces cultuels et leur interprétation », Klio, 77, 1995, p. 424-432, en part. p. 425-426).