Introduction

Par Vincent Debiais
Publication en ligne le 30 mars 2013

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Texte intégral

1Faut-il (re)-dater ses sources1 ? Question rhétorique ou véritable gageure, la problématique posée par les organisateurs de cette journée d’étude fait résonner aux oreilles de l’historien de l’Antiquité et du Moyen Âge des questions méthodologiques et de philosophie générale de l’Histoire particulièrement importantes, aussi sensibles que complexes. Inévitablement liées à la nature même du métier d’historien, elles convoquent, pour leur résolution, des concepts et des notions élaborés par les sciences sociales contemporaines, parfois difficiles à transposer dans les périodes anciennes soumises à l’examen des études classiques et de la médiévistique. Si le consensus se fait sur la nécessité sociale et éthique de dater (c’est-à-dire d’établir la valence historique d’un fait), ou de re-dater, les sources de l’Histoire, il est en revanche plus difficile de s’accorder d’une part sur les modalités permettant de parvenir à une datation qui restera dans tous les cas "probable", et d’autre part sur les conséquences de cette datation sur la notion de "source" et sur son intégration dans les démonstrations de l’historien.

2À la lecture des résumés des communications réunis dans ce volume, on mesure l’universalité du questionnement sur la datation. Du manuscrit à l’objet archéologique en passant par le monument en élévation, tous les participants posent des questions générales : que dater ? comment dater ? pourquoi dater ? Définir l’objet d’étude, élaborer une démarche pour son analyse et intégrer les faits établis au cœur de l’écriture de l’histoire sont les trois points transversaux que le lecteur ne manquera pas de repérer par-delà la diversité et la richesse des thématiques abordées.

3La datation d’un objet est-elle une hypothèse que le chercheur démontre, infirme ou corrige ? S’agit-il d’un postulat, d’une prémisse qui ne sera ni questionnée ni remise en cause ? Est-elle au contraire l’aboutissement d’une démarche, d’un raisonnement, le produit même de l’analyse historique ? Derrière cette liste ouverte de questions, il faut s’arrêter sur l’expression "ses sources", employée sans doute à dessein dans le titre de cette rencontre. Le possessif détermine un rapport personnel et exclusif entre le chercheur et les documents qu’il utilise. Le rassemblement d’un corpus documentaire destiné à fournir la matière d’une argumentation, les preuves d’une démonstration, les illustrations d’une démarche organisent les restes du passé dans un ordre intrinsèquement lié à la question posée par le chercheur. La "collection" ainsi générée, aussi unique qu’artificielle, possède dès lors son propre rapport au temps ; elle appartient à l’historien, ce technicien2 et plus que jamais "substitut du prince", plus qu’à l’Histoire.

4Or, le temps du travail de l’historien est ontologiquement différent du temps de l’Histoire. L’exercice nécessaire que constitue la datation est un révélateur de nos projections intellectuelles - volontaires ou fortuites - et, implicitement, de nos systèmes de valeur sur ce qui nous précède3. Pour irréductible que soit cette distance et pour artificielle que soit la démarche permettant de l’analyser, il convient de se prémunir contre une vision trop "moderniste" du temps antique et médiéval. Pour citer un exemple pour le Moyen Âge, si Jacques Le Goff a analysé de façon très fine les temps en présence4 (le temps monastique rythmé par les cloches, le temps de la terre rythmé par les saisons, le temps du pouvoir rythmé par l’impôt ou la guerre), ces séparations-catégories pourraient être inopérantes pour un Moyen Âge chrétien qui pense la linéarité de la Création comme une organicité5.

5Dans d’autres cas, ce sont les mots forgés ou empruntés pour désigner une période ou un segment de temps qui posent problème. L’opposition (sans doute heureusement enterrée) entre "époque romane" et "époque gothique" pour le Moyen Âge est un exemple caricatural de ce point de vue6, mais les cas sont nombreux, avec parfois des variations entre chercheurs de nationalité ou de langue différente. Il n’est pas question de lisser une terminologie qui est en soi révélatrice de la complexité des temps de l’historien et qui peut être suffisamment explicite pour permettre à la recherche d’avancer ; il s’agit en revanche d’inviter l’historien à exposer et expliquer les choix formulés dans ce domaine afin d’éviter confusions et malentendus.

6Il y a, dans toute opération de datation, deux enjeux majeurs :

7- Le premier enjeu consiste à déterminer si la date proposée par la source elle-même (un millésime dans une charte ou une chronique, ou pour une mention de travaux dans une inscriptions, etc.) correspond à l’élément daté ; cela permet de déceler les faux (c’est l’objectif de la datation tel qu’il est envisagé par les fondateurs de la diplomatique), les originaux tardifs, et d’établir éventuellement les raisons des écarts chronologiques entre un objet, la source qui le mentionne et la date qu’elle lui attribue.

8- Le second enjeu, en cas d’absence de datation interne, consiste à déterminer ce qui peut, dans la source, permettre un positionnement de l’objet à l’intérieur du temps de l’historien.

9Dans les deux cas, celui-ci a recours à des analyses que Jean Wirth, dans son ouvrage sur la datation de la sculpture médiévale7, qualifie de "techniques" : paléographie, codicologie, archéologie, épigraphie, philologie, céramologie, etc. Autrefois regroupées sous l’appellation mal taillée de "sciences auxiliaires", ces interrogations spécifiques sur l’une ou l’autre composante de la source sont en réalité fondamentales et irréductibles au rôle d’auxiliaire. Comment penser que l’analyse codicologique est auxiliaire dans la recherche sur un antiphonaire, l’analyse céramologique dans l’analyse de vestiges archéologiques, la paléographie dans l’examen de documents de la pratique, l’épigraphie dans l’étude des monuments funéraires ?

10Dans le même ouvrage polémique, Jean Wirth met en balance les méthodes techniques (ou scientifiques) de datation, et l’analyse du "style" d’un objet d’art - analyse qui repose en grande partie sur une analyse formelle. On verra dans les différents exposés qui suivent que l’analyse formelle est en réalité première, et que l’insertion de la source dans un contexte qui l’a produite et utilisée ne vient qu’une fois que l’on a décrit l’objet. Il ne peut y avoir d’analyse sans autopsie, d’inscription dans un contexte sans description. C’est dans cette description qu’interviennent les différentes analyses techniques ou auxiliaires pour isoler chacune des composantes de la source que le chercheur replace dans une grande Histoire des formes (forme des lettres, forme des livres, forme des documents, forme des textes, forme des images, etc.).

11L’histoire sur le temps long, tel qu’on l’envisage dans les études sur l’Antiquité ou le Moyen Âge, nécessite un découpage, une mise en séquence des événements, une périodisation. Elle peut reposer sur des conventions, des bornages arbitraires, mais également sur des critères extraits de l’analyse formelle des sources produites à cette époque. Cette mise en segments de l’Histoire, que Jack Goody associe à l’existence du système d’écriture8, est d’une part inévitable dans la formulation d’un discours historiographique, mais elle permet surtout de mettre en exergue la capacité des productions culturelles à transcender les frontières chronologiques établies par l’historien.

12Les expressions "période de transition" ou "époque charnière" ne sont absolument pas qualificatives, tout fait culturel dans une histoire en cours étant toujours la transition ou la charnière entre ce qui le précède et ce qui le suit. Elles montrent en revanche que la source est irréductible à sa période de production : elle se nourrit toujours de ce qui la précède et qui continue d’exister en elle ; elle est déjà, pour les mêmes raisons, une anticipation de ce qui la suivra. La rigueur taxinomique de l’historien en matière de datation constitue ainsi le premier des technicismes dans l’écriture du discours de l’histoire quand il s’appuie sur des sources. Les notions d’archaïsme, de classicisme ou de modernité ne peuvent être envisagées sans la confrontation des données stylistiques avec le produit de l’analyse formelle ou technique.

13La datation de ces mêmes sources subit nécessairement l’influence plus ou moins marquée d’une telle mise en segment du temps. Attribuer une date à l’objet en question consiste avant tout à le placer de façon plus ou moins figée à l’intérieur ou à l’extérieur d’un ensemble documentaire, la datation étant alors un critère discriminant pour un document qui peut, oui non, devenir "source". Pour les objets datés à l’intérieur des limites du corpus établi, la datation est avant tout relative et consiste à placer un document-source avant ou après l’autre. La datation absolue, si elle est nécessaire, n’est que rarement celle du temps de l’historien qui, en pensant sa collection documentaire de façon stratigraphique, ne peut s’extraire d’une vision évolutive des phénomènes historiques (ou historiographiques pour nuancer l’histoire de son écriture, comme le faisait Michel de Certeau9).

14Sans nécessairement penser les phénomènes en termes de progrès, dans lequel, à une phase archaïque succède une phase de recherche, puis une phase d’apogée avant une phase de déclin et une éventuelle renaissance - héritage ethnographique des sciences sociales appliqué avec plus ou moins de bonheur à l’Antiquité et au Moyen Âge10, cette vision évolutive accorde à la datation une importance déterminante dans la démarche historique. Chaque "source" devient le maillon d’une chaîne d’événements permettant de tisser l’Histoire, de passer d’un moment à l’autre, dans une vision accumulative et linéaire de la documentation. Si l’ensemble s’inscrit dans une durée, la collection de sources construit avant tout le temps comme une série de moments ponctuels figés dans le document. Elle réduit alors le contexte de production et d’influence de la source aux seules données temporelles ; le document, écrit, construit ou sculpté n’est plus que la fixation d’un moment. À la mouvance des conditions de production, d’utilisation et de diffusion des sources, elle oppose une vision stagnante des conditions culturelles d’une époque donnée.

15L’attention portée à la datation, à ses méthodes, ses enjeux, ses difficultés témoigne d’un glissement épistémologique majeur, qui fait passer la datation du moyen à l’objet d’étude. On repère ce glissement par une interrogation de plus en plus poussée sur la notion de "temps", par une multiplication des échelles, des critères et des fourchettes de datation (ce qui peut se révéler parfois contreproductif), par une prudence quelque fois déconcertante ou, à l’inverse, par une certitude scientifiste quant aux datations, par la recherche trop souvent stérile de l’argument définitif et, en général, par une sécheresse des débats autour de la datation qui rend la production de la connaissance secondaire, voire absente. Face à cette attention marquée pour les moyens de la datation ou ses conséquences - sorte de monumentalisation de la source basée sur un passage du datable au daté, on oublie souvent que dater, c’est attribuer ; attribuer à un moment, à un lieu, à un contexte, à des circonstances ponctuelles mais surtout à une activité humaine, qu’elle soit intellectuelle, manuelle ou artistique. L’exercice nécessaire de la datation est avant tout un levier, un élan pour aller de la source à son producteur, et rétablir au cœur des discours historique l’homme en jeu dans son Histoire.

Notes

1 Les quelques réflexions livrées ici en guise d’introduction n’ont pas pour objectif de résumer les communications qu’on lira avec intérêt dans la suite des actes de ce colloque. Elles n’ont pas pour but non plus de faire le point sur les recherches actuelles sur la notion de "temps", sur celle de "source", ou encore de produire un résumé général de la philosophie de l’histoire. Je renvoie donc ici à plusieurs travaux fondamentaux : « L’historien et “ses” sources », dans Hypothèses 2003. Travaux de l’École doctorale d’histoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, J. Morsel coord., Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 271-362 ; Geary P., Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, Paris, Aubier, 2004 (1ère éd. : 2002) ; Guerreau A., L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, Le Seuil, 2001 (on verra l’excellent compte rendu de ce livre important par Pierre Savy : Savy P., « Alain Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, Le Seuil, 2001 », Labyrinthe [En ligne], 12 | 2002, Actualité de la Recherche (n° 12), mis en ligne le 12 avril 2006, consulté le 24 septembre 2012. URL : http://labyrinthe.revues.org/1210.

2 De Certeau M., L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard , 1975, p. 17.

3 Goody J., Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010 (1ère éd. : 2006), p. 19-21.

4 Le Goff J., "Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps du marchand", Annales ESC, 1960, p. 417-433, repris dans Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, en part. p. 59-65.

5 Voir l’article "temps" rédigé par Jacques Le Goff dans le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 1113-1121.

6 Pour une mise en perspective de ces questions, on verra le bel article d’Andrault-Schmitt Cl., "L’architecture romane dans notre région", L’Âge roman. Arts et culture en Poitou et dans les pays charentais (xe - xiiie siècle), Montreuil, Gourcuff - Gradenigo Éditions, 2011, p. 107-117.

7 Wirth J., La datation de la sculpture médiévale, Genève, Droz, 2004, p. 40-88.

8 Goody J., Le vol de l’histoire… op. cit., p. 151-159.

9 De Certeau M., L’écriture de l’histoire… op. cit., p. 63-64.

10 Voir par exemple l’introduction de Hall E.T., La danse de la vie. Temps culturel, temps vécu, Paris, Seuil, 1984 (1ère éd. : 1983).

Pour citer ce document

Par Vincent Debiais, «Introduction», Annales de Janua [En ligne], Les Annales, n°1, Deuxième partie : datation, mis à jour le : 01/10/2019, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=156.

Quelques mots à propos de :  Vincent Debiais

Statut : Chargé de recherche au CNRS. - Laboratoire : Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM - UMR 7302). - Thématiques de recherches : épigraphie, histoire et théorie des images, poésie médiolatine, esthétique romane, tituli, ekphrasis. - Contact : vincent.debiais@univ-poitiers.fr