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Du voyage à l’arrivée : les Rois mages du tympan de l’église de Bourg-Argental (xiie siècle)
Par Sarah Gouin-Béduneau
Publication en ligne le 17 septembre 2020
Résumé
The idea of journey in art history can be explored through the well-known example of the image of the Magi. The one that is sculpted on the portal of the church of Bourg-Argental is however unique in the large corpus concerning medieval images of the Three Kings, since it does not belong to a direct visual tradition. It represents a fusion of two consecutive biblical episodes, the journey of the Magi and their Adoration. In this case, their journey and its issue are combined by precise narrative processes evoking the ideas of peregrination and gradual penetration in the sacred space. Translated into images, this journey is closely linked to the Magi’s strength of faith, their main virtue, particularly recognized during the High Middle Ages, which pushed them to undertake a long and dangerous journey in order to worship their God.
La question du voyage dans l’histoire de l’art peut être abordée à travers l’exemple répandu de l’image des Rois mages. Celle du portail de l’église de Bourg-Argental est pourtant unique dans le large corpus des images médiévales des Mages, puisqu’elle ne s’inscrit dans aucune tradition visuelle directe. Elle constitue une fusion des deux épisodes bibliques consécutifs du voyage des Mages et de l’Adoration. Le voyage et son enjeu sont donc ici confondus grâce à l’emploi de procédés narratifs précis évoquant les idées de pérégrination, d’entrée progressive dans l’espace sacré. Ce voyage mis en images est donc pleinement spirituel et se rattache à la principale vertu des Mages, très reconnue au Moyen Âge central, à savoir la force de leur foi qui les a poussés à effectuer un long et périlleux voyage afin de reconnaître leur Dieu.
Mots-Clés
Table des matières
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Du voyage à l’arrivée : les Rois mages du tympan de l’église de Bourg-Argental (xiie siècle) (version PDF) (application/pdf – 1,7M)
Texte intégral
Introduction
1Le thème du voyage des Rois mages est assez peu présent dans les textes canoniques et apocryphes. Il compte en effet trois occurrences, présentes dans l’Évangile de Matthieu, le Protévangile de Jacques et l’Évangile de l’Enfance du Pseudo‑Matthieu1. L’épisode se déroule ainsi selon le Protévangile (21, 3) :
[…] les mages sortirent. Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue en Orient les conduisit jusqu’à ce qu’ils fussent entrés dans la grotte, et elle se tint sur la tête de l’enfant. Et, l’ayant vu là, qui se tenait avec sa mère Marie, ils tirèrent de leur besace des dons : de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
2Le Pseudo-Matthieu (16, 2) développe la scène d’une manière différente bien que toujours brève :
Or, pendant que les mages étaient en chemin, l’étoile leur apparut et, comme pour leur servir de guide, elle les précédait jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à l’endroit où était l’enfant. Or, voyant l’étoile, les mages eurent grande joie et, entrés dans la maison, ils trouvèrent l’enfant Jésus assis sur les genoux de Marie.
3Enfin, le voyage est dépeint comme suit dans l’Évangile matthéen (2, 9-10) :
Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à l’Orient, avançait devant eux jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant. À la vue de l’astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
4La signification exégétique de ce voyage biblique peut donc être résumée ainsi : il s’agit d’un cheminement spirituel ayant pour objectif la reconnaissance de Jésus comme le fils de Dieu. Il se rapporte à la principale vertu des Rois, celle d’avoir longuement voyagé, en étant guidés par la force de leurs croyances chrétiennes. La figuration des Mages sculptée au xiie siècle sur le portail de Bourg-Argental en constitue une mise en images particulière, puisqu’elle présente une fusion du voyage et de l’Adoration en une seule et unique scène.
Figurations médiévales du voyage des Mages
5Avant d’aborder l’église bourguisane, il convient d’aborder brièvement les images médiévales de ce voyage biblique afin de saisir pleinement la singularité iconique de l’image des Rois mages de Bourg‑Argental.
Manuscrits
6La représentation la plus ancienne du voyage des Mages figure dans le sacramentaire dit de Drogon, daté du ixe siècle (fig. 1), dans lequel peut s’observer un cycle des Mages très strictement fragmenté. Concernant les deux épisodes relatifs à notre étude, les Rois sont représentés une première fois dans le plein de la lettrine, voyageant à pied et guidés par une étoile en-dehors du champ de la lettre. Leur image est ensuite répétée une deuxième fois, lors de l’Adoration figurée dans l’angle supérieur gauche de la lettre qui comporte aussi une étoile. Les deux moments de l’histoire biblique sont donc fermement distingués par le redoublement des images des voyageurs et de l’étoile. Cette tradition visuelle se poursuit durant une grande partie de la période médiévale et peut également s’observer dans le psautier d’Eadwine (fig. 2), dans lequel la séparation entre les scènes est encore plus nette puisque marquée par des bandes ornementales fragmentant les épisodes.
Fig. 1 : Paris, Bibliothèque nationale de France, Latin 9428, Sacramentaire dit de Drogon, ixe siècle, f. 34v. Détail : cycle des Mages © Source gallica.bnf.fr (voir l’image au format original)
Fig. 2 : Londres, British Library, Additional 37472, Psautier d’Eadwine, milieu du xiie siècle, f. 1 : cycle des Mages © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs (voir l’image au format original)
Sculpture
7Les modalités de figuration des épisodes sont différentes dans la sculpture monumentale puisque dans le cas des chapiteaux, sur lesquels les scènes des Mages ont le plus fréquemment été sculptées en France aux xie et xiie siècles, le support n’est pas plan et implique de ce fait des liens différents entre les images, en plus d’autres conditions de perception. Il s’agit d’une scène assez rare dans la sculpture de notre période, puisque dans le corpus de cinquante cycles sculptés de l’Enfance du Christ répertorié pour la France actuelle, le voyage des Mages ne compte que six occurrences. Pour chacune d’entre elles, y compris celles sculptées sur des supports plans tels que des frises, la séparation entre l’épisode du voyage et celui de l’Adoration est nette. Cette fragmentation se manifeste soit par la figuration d’une image par face sur le chapiteau (comme c’est le cas sur le portail Ouest de Notre‑Dame de Vermenton), soit en représentant les scènes sur des chapiteaux différents (fig. 3), soit en fragmentant l’espace de la frise : pour cette dernière possibilité, l’exemple le plus probant est la frise de Saint‑Trophime d’Arles. En somme, dans tous les cas précédemment évoqués, la recherche de la tradition visuelle met en évidence une distinction ferme existant entre les deux scènes mises en images.
Fig. 3 : Pyrénées-Atlantiques (64), Lacommande, Saint-Blaise, abside, 1118, voyage des Mages © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs (voir l’image au format original)
Bourg-Argental et sa scène des Rois mages
8Ce bref aperçu des modalités de figuration de l’épisode du voyage des Mages dans les images médiévales nous autorise à présent à nous concentrer sur le cœur de notre étude, l’image sculptée sur le portail de Bourg‑Argental, qui s’écarte de la majorité des traditions visuelles mentionnées.
Le portail
9Généralement daté de la seconde moitié du xiie siècle, le portail sculpté de l’église de Bourg-Argental (fig. 4) est le seul vestige médiéval de l’édifice, qui a fait l’objet d’une grande réfection en 18542. Il présente sur son registre inférieur un ensemble de quatre statues‑colonnes surmontées d’un chapiteau chacune. Sur cette partie du portail ont été figurées des images de vices et de vertus ainsi que des scènes bibliques vétérotestamentaires et néotestamentaires. Nous ne nous attarderons pas sur cette partie de l’œuvre, déjà étudiée par Jérôme Baschet3. Précisons simplement que les images des chapiteaux et des statues‑colonnes se déploient en un réseau iconique complexe et minutieux évoquant les bienfaits et conditions de la vertu de charité4. Il n’en est pas de même pour le registre supérieur du portail de Bourg-Argental (fig. 5), longtemps délaissé par l’historiographie. Celui-ci comporte deux archivoltes ornées d’un cycle zodiacal et de clipei renfermant des figures nimbées. Leurs intrados ont quant à eux reçu des images d’animaux, de végétaux et de figures monstrueuses. Le tympan, surmonté par ces archivoltes, a été sculpté d’une Maiestas Domini ainsi que d’un cycle complet de l’Enfance du Christ (fig. 6) formé de six scènes, qui de droite à gauche figurent : l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, l’Annonce aux bergers, et enfin le voyage puis l’Adoration des Mages.
Fig. 4 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail Est, xiie siècle © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs (voir l’image au format original)
Fig. 5 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail Est, xiie siècle © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs (voir l’image au format original)
Fig. 6 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail Est, xiie siècle, cycle de l’Enfance du Christ © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs (voir l’image au format original)
Brève historiographie de la scène des Mages
10Comme nous l’avons brièvement indiqué, l’historiographie de l’œuvre a longtemps laissé le registre supérieur dans l’ombre, et en particulier l’image des Rois. Le portail est mentionné pour la première fois en 1835, mais l’auteur occulte l’entièreté du cycle de l’Enfance, en plus de se concentrer exclusivement sur la manière du sculpteur et non sur le propos des images5. Quelques études similaires voient le jour jusqu’en 1920, année de la publication par Arthur Kingsley Porter d’un article dans lequel il traite du portail6. En s’attardant sur l’image des Mages, il effectue une comparaison avec le cheval de la Fuite en Égypte du tympan de la cathédrale de Plaisance (Émilie-Romagne), mais cette analogie lui sert seulement à déprécier le talent du sculpteur bourguisan puisqu’il estime qu’il s’agit d’une « mauvaise copie ». Les études fragmentaires sur le portail exemptes de mention de la scène des Rois mages se succèdent jusqu’aux années 2000. De fait, Jérôme Baschet consacre en 2008 un chapitre entier au portail dans L’iconographie médiévale7. Il se concentre sur les sculptures du registre inférieur du portail mais propose quelques remarques sur les images du tympan et des voussures. Il semble ainsi être le premier à identifier précisément les images du cycle de l’Enfance, auquel appartient la scène des Rois mages, dont il relève les particularités. J. Baschet note par exemple son sens de lecture singulier, qui participe de l’agencement global du portail puisque l’œil du regardeur est dirigé vers le centre et le haut du tympan par le sens du cheminement des Mages8. Il remarque également la fusion des deux images du voyage et de l’Adoration9. Il s’agit là du point de départ de notre propos, puisque l’auteur mentionne certes cette singularité, mais n’approfondit pas pour autant les significations de cette image ni la thématique du voyage. Ce sont donc les aspects auxquels nous nous attachons ici.
Description de la scène
11Contrairement aux scènes précédentes, le concepteur des images de Bourg-Argental a déployé l’image de ces deux scènes (fig. 7) sous trois arcades, à la suite de l’Annonce aux bergers. Cette image occupe donc toute la seconde partie du cycle et se lit dans le sens inverse des autres scènes, convergeant vers le centre du portail. Sous la première arcade se trouvent deux Mages couronnés, portant chacun une barbe et chevauchant leurs montures respectives, qui avancent vers le centre du tympan. Un seul cheval est cependant visible, puisque l’un des Mages a été représenté au premier plan et cache donc la monture du second. Bien que les chevaux soient de profil, les visages des Mages sont de face. Une étoile a été sculptée en haut‑relief précisément au-dessus de leurs têtes. En dépit de la relative dégradation de la pierre à cet endroit de la sculpture, nous pouvons apercevoir un harnachement assez ornementé, notamment par une volute fixée sur la têtière10. Tout comme pour les autres scènes du cycle, l’arcade est séparée de la suivante par une colonnette ornée de motifs géométriques soutenant un chapiteau dont l’abaque est ornée d’un motif perlé. La tourelle d’écoinçon séparant les deux arcades est quant à elle ornée de petits arcs. L’astragale de cette tourelle est particulièrement développé et a reçu trois petits tores. Le troisième Mage a été sculpté seul sous la deuxième arcade. Il est également couronné et barbu, mais son visage est cette fois de profil. La cape de son manteau est nettement visible dans son dos et épouse la ligne de la croupe du cheval, qui avance dans le même sens que le précédent, vers le centre du cycle et du portail. Une meilleure conservation de la sculpture permet d’observer non seulement la même volute sur la têtière que pour le premier cheval, mais également des motifs de points et de larmes sur sa bricole11. Derrière le Mage, juste au-dessus de sa cape, a été représenté un élément végétal à quatre feuilles larges, grasses et recourbées, dont la plus haute est pointée vers l’étoile située au-dessus de sa tête. Cette étoile a été sculptée de la même manière que la précédente, hormis le fait qu’elle soit très légèrement plus relevée vers le haut. La seconde tourelle d’écoinçon est différente de la précédente : celle-ci a reçu un motif de petits arcs comme toutes les autres, mais son abaque est orné de minuscules tores surmontés d’un motif perlé, puis d’un motif de lignes entrecroisées à peine distinguable. L’abaque du chapiteau soutenant les arcades séparant ce Mage de l’image suivante est orné de deux très fines lignes. La troisième et dernière arcade de la scène présente une image du Trône de Sagesse ou Sedes Sapientiae. Sur un piédestal orné de petites arcades, la Vierge, voilée, est assise sur un fauteuil curule et tient l’Enfant sur ses genoux. Les deux personnages sont nimbés, celui de Jésus est crucifère. Leurs corps sont représentés de trois-quarts face tandis que leurs visages sont de profil, tournés vers les Mages cheminant dans leur direction. Marie a la main gauche posée sur l’épaule de son fils et tient quelque chose dans sa main droite, tendue devant elle en direction des Mages. L’objet qu’elle tenait a subi l’érosion de la pierre et n’a pu être identifié ; en revanche, le geste qu’elle effectue est celui de la réception. Jésus fait quant à lui le geste de la bénédiction de la main droite en levant donc l’index et le majeur, et tient dans sa main gauche un livre. Enfin, une troisième étoile est visible dans cette scène, mais elle est située cette fois-ci sur l’arcade elle-même. Elle est de surcroît beaucoup plus grande et plate que les précédentes et a par ailleurs la forme d’une fleur à pétales nervurés. Enfin, notons que le second rinceau végétal soulignant cette moitié du cycle de l’Enfance n’est pas cordé comme celui des trois premières scènes du registre (auquel il vient se nouer sous la scène de l’Annonce aux bergers), mais est à présent orné d’un motif perlé.
Fig. 7 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail Est, xiie siècle, voyage et Adoration des Mages © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs (voir l’image au format original)
La scène, du voyage vers l’arrivée
12Cette image des Rois mages, comme nous l’avons dit, voit se confondre les deux épisodes de l’histoire sainte en une seule scène faisant fusionner le temps du trajet et l’instant de l’arrivée. Il convient donc d’interroger précisément les procédés visuels utilisés afin de faire percevoir ce glissement au regardeur de l’image sculptée.
Le voyage et la fin du voyage : processus de narration
13Penchons-nous en premier lieu sur les principes narratifs mis en œuvre dans la représentation de la scène. Une telle fragmentation de l’image sous trois arcades implique de se focaliser sur la recherche de procédés de narration de l’histoire mis en œuvre au sein de l’image. Pour cette scène des Mages, il convient de relever la finesse des modalités de narration. Cette narration progressive réside tout d’abord dans les modifications visuelles des trois Rois au fur et à mesure de leur avancée sous les arcades. De fait, nous avons observé un pivotement des visages des Mages, qui passent de la face au profil, soulignant une idée de progression et de cheminement s’effectuant petit à petit entre la première et la seconde arcade, entre les deux premiers Mages et le troisième. De la même manière, ce dernier Mage présente sur lui et autour de lui des éléments variés le différenciant des deux autres cavaliers. Sa cape semblant flotter au vent dans son dos évoque son mouvement, mais induit surtout une rupture par rapport aux Rois précédents, dépourvus de cet attribut et conséquemment suggérés comme des personnages plus statiques, situés dans un espace-temps distinct, ralenti, sans l’intensité visuelle de celui dans lequel se trouve le dernier cavalier. La tourelle d’écoinçon séparant l’arcade de ce dernier Mage de celle de la Vierge et l’Enfant participe de ce processus lié à l’entrée dans l’espace sacré : en étant plus ornée que les autres tourelles, elle annonce un passage, une rupture spatiale vers un lieu où se joue le cœur de l’action. Cette ornementation fait ainsi pleinement partie de la composition rythmique de la scène et accroît son pouvoir de syntaxe. L’élément végétal sculpté derrière le troisième Mage renforce cette évolution entre les membres de la triade. Il constitue de surcroît un signe de l’entrée dans la Jérusalem céleste que préfigure le lieu de l’Adoration, donc la troisième arcade dont il se rapproche. En effet, la présence de cet arbre fait référence à l’arbre de vie de la Jérusalem céleste, décrit dans un verset de l’Apocalypse : « Au milieu de la place de la cité et des deux bras du fleuve, est un arbre de vie produisant douze récoltes. Chaque mois il donne son fruit, et son feuillage sert à la guérison des nations » (Ap 22, 2)12. Dans le cas de Bourg-Argental, nous avons observé que cet arbre était pointé précisément vers la deuxième étoile de la scène, sculptée au-dessus du Mage : cette disposition signifie l’idée de direction donnée aux Mages afin de les orienter vers l’espace divin, vers l’étoile sous laquelle se trouve l’Enfant à adorer. Cette étoile fait partie du processus de narration mis en signes dans l’image au travers de plusieurs aspects. Le premier d’entre eux est sa répétition, puisque le motif a été sculpté trois fois. Néanmoins, cette répétition est plus qu’une reproduction à l’identique et propose plutôt une évolution du motif qui s’accorde à l’évolution physique des Mages. Si la première étoile, sculptée au-dessus des deux premiers Mages, est frontale, la deuxième, surmontant le dernier Mage, paraît dirigée vers le sommet de la scène. Ce premier changement formel évoque l’idée d’une rupture progressive entre les trois personnages, le troisième se situant dans un espace, l’arcade, marqué par l’évolution de l’étoile, signe d’une élévation vers l’espace divin. Cette première matérialisation visuelle de l’avancée du troisième Mage par rapport aux deux premiers trouve son aboutissement dans la troisième étoile, de forme végétale, sculptée directement sur l’arcade surmontant la Vierge et l’Enfant. Cette ultime évolution, autant par sa forme que par son emplacement, est un motif signifiant la spécificité de cette troisième arcade et de la scène qu’elle contient. Comme l’a déjà remarqué Jérôme Baschet, cette troisième étoile est l’un des points de jonction entre les deux parties du tympan13. Par sa situation sur l’arcade, elle transcende le cadre de l’image et dépasse ses limites, indiquant le caractère transcendant de l’image du Trône de Sagesse. L’image constitue en effet, nous le verrons, le nœud iconique polarisant toutes les dynamiques de la scène, et suggère par ailleurs l’espace sacré de la Jérusalem céleste, préfigurée par le lieu ecclésial14.
14Ces procédés de narration rejoignent la signification exégétique du voyage des Rois, particulièrement importante dans les mentalités médiévales. De fait, cet épisode est lié à leur plus grande vertu, leur capacité à réaliser un long et difficile voyage guidé par leur foi15. Durant celui-ci, ils ont réussi à dépasser les obstacles et les tentations charnelles qu’ils ont rencontrés16. Une telle signification trouve une forte résonance dans la société féodale, où la migration et le déplacement d’individus occupent une place centrale, notamment par les pèlerinages. Afin de replacer l’épisode du voyage des Mages dans ce contexte, celui d’une civilisation où les voyages jouent un rôle majeur, nous nous permettons ici de citer Matthieu Beaud : « Le pèlerinage […] dessine le paysage [de la société féodale], dynamise son économie et crée l’opulence d’une région, d’une cité ou d’une abbaye »17. Le cheminement des Mages est par ailleurs lié à leurs montures, élément visuel des plus signifiants dans les images médiévales de la scène, et particulièrement dans le cas du tympan de Bourg-Argental. Précisons qu’avant le ve siècle, les images figuraient les Rois à dos de dromadaires. Ces animaux et leur association aux Mages avaient une source textuelle précise, un verset isaïen les mentionnant : « Un afflux de chameaux te couvrira, de tout jeunes chameaux de Madiân et d’Eifa ; tous les gens de Saba viendront, ils apporteront de l’or et de l’encens, et se feront les messagers des louanges du Seigneur » (Is 60, 6)18. Cependant, à partir de la fin du ve siècle, les dromadaires se changent en chevaux dans les images, ce moyen de locomotion pleinement médiéval caractérisant en particulier les voyageurs. Ces animaux représentent des marqueurs narratifs importants, puisqu’ils rappellent au regardeur que les Rois ont souffert d’un long trajet. Il convient néanmoins de préciser qu’ils ne sont pas réduits à cette fonction : ils constituent également des marqueurs sociaux forts, puisque le cheval est un animal onéreux et prestigieux montrant le statut royal des Mages à l’instar de leurs couronnes19.
Analogies
15La fragmentation de la triade que nous avons observée peut être rapprochée de l’idée de procession royale et cérémonielle qui transparaît dans l’image. De fait, comme l’a démontré Matthieu Beaud, la royauté des Mages n’est pas apparue dans les images en même temps que le thème lui-même, mais a vu le jour à l’époque ottonienne afin de donner corps à des figures encore relativement désincarnées20. Par la suite, les xe, xie et xiie siècles se sont réappropriés les personnages par l’affirmation d’une relation symbiotique entre les Rois mages de la Bible et les rois chrétiens. De fait, les rois chrétiens du Moyen Âge central s’approprient la vertu chrétienne des Rois mages, celle d’avoir souffert d’un long pèlerinage guidé par l’objectif de l’adoration et de l’offrande. Inversement, à la même époque, ils insufflent aux Mages et à leurs images une dimension sacrée liée à leur royauté. L’image innovante des Rois mages initialement créée par les Ottoniens est alors investie de l’aura sacrée que leur statut royal implique21. Cette royauté représente une actualisation de leurs figures, qui s’effectue au travers de la couronne, de leurs montures et de leurs habits, mais qui relève également d’une appropriation. En effet, le fidèle ne conçoit plus seulement les Mages comme des souverains : il en fait littéralement ses souverains22. Au xiie siècle, ces puissants contemporains doivent adopter un comportement correspondant à leur rang et leur statut en donnant un aspect cérémoniel et processionnel à la scène23.
16Cette idée de procession royale et la fragmentation de la triade que nous avons observée peut être reliée à l’Officium stellae (aussi appelé Office de l’Étoile ou Jeu des Rois), drame liturgique des épisodes des Rois mages. Véritables pièces jouées lors des messes, les premiers Offices complets se développent sur la base d’une construction dramaturgique simple en étant intégrés à la messe de l’Épiphanie. En France, les versions médiévales écrites conservées sont datées entre la fin du xie siècle et les premières décennies du siècle suivant24. Nous nous concentrerons ici sur l’Office de l’Étoile à l’usage de Limoges, qui pose les bases de la dramaturgie processionnelle qui a prévalu dans tous les Offices postérieurs. Succédant immédiatement à l’offertoire, la représentation commence par l’entrée dans le chœur de trois officiants déguisés en rois. Ceux-ci chantent et expliquent les significations des présents qu’ils apportent à l’Enfant. L’un d’eux montre ensuite l’étoile, sans doute matérialisée sous la forme d’une couronne illuminée, et chante « Voici le signe qui nous montre le Roi », puis « Nous allons vers lui, lui offrir nos présents : or, myrrhe, encens », tandis que les trois clercs se dirigent vers l’autel. Ils y déposent leurs offrandes, puis un enfant déguisé en ange chante : « Je vous annonce une nouvelle : le Christ est né, le maître du monde, à Bethléem en Judée, ainsi que le prophète l’avait prédit ». Pendant ce temps, les trois célébrants sortent par une porte différente de celle par laquelle ils étaient entrés25. À la lecture de ce texte, il apparaît clairement que l’Office se distingue en deux parties représentant deux thématiques autour desquelles la liturgie concentre son attention : d’une part, l’appel des Mages vers le lieu où se trouve l’Enfant, et d’autre part, l’union permise par l’adoration et par l’offrande26. Or, cette distinction est visible dans la scène des Rois mages de Bourg-Argental : comme nous l’avons montré par l’analyse des procédés de narration mis en œuvre dans l’image, le Mage sculpté seul sous la seconde arcade entre progressivement dans l’espace sacré de la Vierge et l’Enfant, tandis que les deux autres restent en arrière, dans un espace-temps différent. Il ne s’agit pas ici d’affirmer qu’un lien concret, relevant de l’influence ou de l’inspiration, a existé entre la constitution des drames et celle de l’image, hypothèse difficilement démontrable. Nous souhaitons simplement relever, d’un point de vue structurel, la construction identique de la scène au même moment dans les deux formes d’expression27. En cela, l’étude de l’image des Mages du tympan permet de mettre en évidence un parallèle possible entre le texte liturgique et l’image des épisodes bibliques.
17Cette comparaison avec la liturgie médiévale peut être approfondie par une mise en perspective avec le lieu de l’image des Mages. Celle-ci se situe sur un portail, lieu de l’entrée par excellence, et figure un processus d’entrée finement exprimé. Cette entrée graduelle des Rois dans l’espace et le temps sacrés peut donc être assimilée à l’entrée des fidèles dans l’église, et plus encore, vers le sanctuaire, lieu le plus sacré de l’édifice. De la même manière, l’arcade sous laquelle sont sculptés la Vierge et l’Enfant est une préfiguration de la Jérusalem céleste, dans laquelle les Mages pénètrent. Or, le bâtiment ecclésial constitue lui-même une préfiguration de la Jérusalem céleste, dans laquelle les fidèles médiévaux entrent en-dessous de l’image. De fait, le passage à la dimension spatiale sacrée n’est pas uniquement localisé sur le seuil même, mais aussi dans l’intégralité des éléments architectoniques qui l’entourent, dont le tympan28. Le portail, dans la notion de passage, forme donc un tout intégrant ici l’image des Rois. L’appropriation des figures des Rois mages précédemment mentionnée peut donc être poussée à ce niveau supplémentaire d’identification : au cours de leur vie, les fidèles effectuent le même chemin de pérégrination que les Mages, semé d’embûches liées aux tentations charnelles. Ce chemin, assimilé au vaisseau central de l’église dans de nombreuses sources exégétiques, se termine par l’adoration et l’offrande, de la même manière que le chrétien avance dans l’église pour aboutir au sanctuaire. Dans une perspective autant liturgique qu’eschatologique, la figuration des Mages propose donc ici une analogie patente avec la mentalité chrétienne de l’homme médiéval, cette adoration permettant à terme le salut de son âme29. Cette analogie est d’ailleurs encore davantage renforcée par la dimension processionnelle de la scène, liée, nous l’avons vu, à la liturgie, qui signifie la conversion renouvelée de chaque fidèle lors de chaque messe et de chaque sacrifice eucharistique30.
18Nous nous devons enfin de terminer cette étude de la dernière partie du cycle de l’Enfance par une analyse du point nodal polarisant toute la scène bourguisane des Mages : la Vierge et l’Enfant. Cette image mariale est l’épicentre de la scène, qui s’édifie et s’articule autour d’elle dans sa structure spatiale et temporelle31. Ici, Marie effectue le geste de la réception. Bien que l’objet qu’elle tenait dans sa main ait été mutilé par le temps, nous pouvons raisonnablement proposer l’hypothèse qu’elle tend sa main afin d’accueillir autant matériellement que spirituellement les présents que les Mages apportent. Ce geste dirigé vers les Mages est renforcé par les visages de la Vierge et de l’Enfant, tous deux de profil. Ces éléments entretiennent des liens étroits avec les procédés de narration précédemment décrits : ils représentent en effet des signes d’interaction entre le Mage de la seconde arcade et le Trône de Sagesse, situé dans son espace sacré propre. Par cela, ils semblent affirmer et confirmer l’entrée progressive et l’accueil des Mages dans cet espace, signe annonciateur du sanctuaire liturgique et de l’agrégation des Mages à un monde nouveau, celui où le Dieu des hommes leur est révélé32.
Conclusion
19Cette interprétation visuelle de l’idée du voyage spirituel fusionnée avec l’idée d’arrivée constitue une exégèse plastique très développée d’un texte sacré très bref, qui se distingue des autres images médiévales du voyage des Mages. Il s’agit ici d’une démonstration virtuose de la capacité de l’image médiévale à dépasser amplement le texte pour construire un message visuel et iconique théologiquement cohérent. La singularité de l’image des Mages de Bourg-Argental dans le paysage monumental du Moyen Âge central apporte à cette scène un caractère d’exception, confirmant la grande inventivité du concepteur du portail observable par ailleurs dans les autres images de l’œuvre.
Bibliographie
Sources
20Écrits apocryphes chrétiens, I, éd. François Bovon et Pierre Geoltrain, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1997.
Études
21Jérôme Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard (Collection Folio), 2008, p. 230-247.
22Matthieu Beaud, Iconographie et art monumental dans l’espace féodal du xe au xiie siècle : le thème des Rois mages et sa diffusion, thèse de doctorat, Université de Bourgogne-Franche-Comté, 2012 [thèse non publiée].
23Melchior Digonnet, Ville de Bourg-Argental (Loire) : description complète du portail de l’église, monument historique du xiie siècle. Gravure ancienne de son état primitif, photographie de l’état actuel, s. éd., 1936 (1ère imp. : 1835).
24Sarah Gouin-Beduneau, Le portail de l’église de Bourg-Argental (xiie siècle), mémoire de master 1, Université de Poitiers, 2019, vol. 1 et vol. 2 [mémoire non publié].
25Bernard Jourdan, « Le portail de Bourg-Argental », Bulletin de la Diana, 31, 1952, p. 280-283.
26Éric Palazzo, « Exégèse, liturgie et politique dans l’iconographie du cloître de Saint-Aubin d’Angers », dans Der mittelalterliche Kreuzgang. Architektur, Funktion und Program, dir. P. Klein, Regensburg, Schnell & Steiner, 2004, p. 220-240.
27Arthur Kingsley Porter, « Two Romanesque Sculptures in France by Italian Masters », American Journal of Archaeology, 24, 2, 1920, p. 121-135.
28Arnold Van Gennep, Rites de passage, Paris, A&J Picard (Picard Histoire), 1909.
Documents annexes
- Fig. 1 : Paris, Bibliothèque nationale de France, Latin 9428, Sacramentaire dit de Drogon, IXe siècle, f. 34v. Détail : cycle des Mages © Source gallica.bnf.fr
- Fig. 2 : Londres, British Library, Additional 37472, Psautier d’Eadwine, milieu du XIIe siècle, f. 1 : cycle des Mages © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs
- Fig. 3 : Pyrénées-Atlantiques (64), Lacommande, Saint-Blaise, abside, 1118, voyage des Mages © Wikimédia commons. Libre de droits d’auteurs
- Fig. 4 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail est, XIIe siècle
- Fig. 5 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail est, XIIe siècle
- Fig. 6 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail est, XIIe siècle, cycle de l’Enfance du Christ
- Fig. 7 : Loire (42), Bourg-Argental, Saint-André, portail est, XIIe siècle, voyage et Adoration des Mages
Notes
1 Les passages des textes apocryphes choisis pour cette étude sont issus des Écrits apocryphes chrétiens, I, éd. François Bovon et Pierre Geoltrain, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1997.
2 Bernard Jourdan, « Le portail de Bourg-Argental », Bulletin de la Diana, 31, 1952, p. 280-283, en part. p. 280. Sur les questions de datation du portail, qui ne constituent pas l’objet de cet article, nous nous permettons ici de renvoyer à notre étude : Sarah Gouin-Béduneau, Le portail de l’église de Bourg-Argental (xiie siècle), mémoire de master 1, Université de Poitiers, 2019, vol. 1 [mémoire non publié], p. 134.
3 Jérôme Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard (Collection Folio), 2008, p. 230-247.
4 Ibid., p. 246.
5 Melchior Digonnet, Ville de Bourg-Argental (Loire) : description complète du portail de l’église, monument historique du xiie siècle. Gravure ancienne de son état primitif, photographie de l’état actuel, s. éd., 1936 (1ère imp. : 1835).
6 Arthur Kingsley Porter, « Two Romanesque Sculptures in France by Italian Masters », American Journal of Archaeology, 24, 2, 1920, p. 121-135.
7 J. Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard (Collection Folio), 2008, p. 230-247.
8 Ibid., p. 232.
9 Ibid., p. 231.
10 La têtière est une partie de la bride d’un cheval passant derrière ses oreilles et soutenant le mors.
11 La bricole est une pièce de harnais située sur le poitrail du cheval et permettant de maintenir la selle en place.
12 Matthieu Beaud, Iconographie et art monumental dans l’espace féodal du xe au xiie siècle : le thème des Rois mages et sa diffusion, thèse de doctorat, Université de Bourgogne-Franche-Comté, 2012 [thèse non publiée], p. 328.
13 J. Baschet, (op. cit. n. 3), p. 232.
14 M. Beaud, (op. cit. n. 12), p. 161.
15 Ibid., p. 170. L’auteur approfondit sa réflexion par une brève analyse d’un sermon de Julien de Vézelay (1085-1165), écrit exégétique confirmant l’acuité de cette perception médiévale.
16 Ibid., p. 335.
17 Ibid., p. 335.
18 Ibid., p. 146.
19 Ibid., p. 146.
20 Ibid., p. 261.
21 Ibid., p. 261.
22 Ibid., p. 165.
23 Ibid., p. 163.
24 Éric Palazzo, « Exégèse, liturgie et politique dans l'iconographie du cloître de Saint-Aubin d'Angers », dans Der mittelalterliche Kreuzgang. Architektur, Funktion und Program, dir. P. Klein, Regensburg, Schnell & Steiner, 2004, p. 220-240, en part. p. 225.
25 Ibid., p. 225.
26 Ibid., p. 157. Ces deux thématiques se retrouvent dans tous les Offices postérieurs.
27 Ibid., p. 157.
28 Arnold Van Gennep, Rites de passage, Paris, A&J Picard (Picard Histoire), 1909, p. 26.
29 J. Baschet, (op. cit. n. 3), p. 77.
30 M. Beaud, (op. cit. n. 12), p. 291.
31 Ibid., p. 159.
32 A. Van Gennep, (op. cit. n. 28), p. 27.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Sarah Gouin-Béduneau
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