Initiation, destin et préfiguration dans les « voyages » de Joseph 

Par Catherine Negovanovic
Publication en ligne le 17 septembre 2020

Résumé

One of the most famous stories of the Antiquity in which travel is dignified, is the veterotestamentary patriarch Joseph’s story. The narrative of the young Hebrew wanderings, which begins in Canaan and ends in Egypt, is actually structured around several journeys; each of them will bear different stakes: personal, political, brotherly or spiritual. But it’s also at the end of an inner journey, in which Joseph will have overcome many temptations, that will emerge deep teachings: what happens when we listen to the voice of God? What happens when we don’t? However, even if this story is a great source of richness, we would lack the main thing if typological perspective misses. Since it ends Genesis, which had begun with Adam and Eve, this story substitutes the redemption protagonist for the fall one. It therefore reveals Joseph as the prefiguration of Christ. Finally, only great stories offer great journeys. Joseph’s one is indubitably one of those.

S’il y a une histoire de la lointaine Antiquité dans laquelle le voyage est mis à l’honneur, c’est bien celle de Joseph, le patriarche vétérotestamentaire. Le récit des pérégrinations du jeune Hébreu, qui commence en terre de Canaan et s’achève en Égypte, est en réalité articulé autour de plusieurs voyages, dont chacun sera le porteur d’enjeux spécifiques, tant personnels que politiques, fraternels ou encore spirituels. Mais c’est aussi au terme d’un voyage intérieur, au long duquel Joseph aura eu à dépasser de multiples tentations, qu’émergera l’un des enseignements les plus profonds : qu’en est-il lorsque l’on écoute la voix divine ? Qu’en est-il lorsque l’on en fait fi ? Cependant, bien que d’une richesse inouïe, cette histoire serait amputée de l’essentiel si nous en omettions une lecture typologique. Clôturant en effet le livre de la Genèse, qui débutait avec Adam et Ève, elle vient substituer au protagoniste de la chute celui de l’élévation et, disons-le, de la rédemption, donnant ainsi à voir en Joseph une préfiguration du Christ. Finalement, seules les grandes histoires proposent de grands voyages. Celui du patriarche Joseph est indéniablement l’un de ceux-là.

Mots-Clés

Texte intégral

1S’il y a une histoire de la lointaine Antiquité dans laquelle le voyage est mis à l’honneur, c’est bien celle de Joseph, le patriarche vétérotestamentaire. Occupant le dernier tiers de la Genèse (chapitres 37 à 50), elle clôt le premier livre biblique, livre fondateur par excellence puisqu’il s’était ouvert sur le récit de la Création, des proto-parents et du péché originel. Adam était à son commencement, Joseph vient y mettre un terme. Nous pourrions certes y voir le fruit du hasard, mais ce serait perdre une part considérable de son sens. Ce « roman de Joseph », comme les spécialistes aiment à le nommer en raison de sa richesse et de son organisation interne, a soulevé au fil du temps bien des questions sur son ancrage historique.

Datation et historicité de l’histoire de Joseph - Méthodologie

2Bien qu’il y a quelques années des biblistes comme Von Rad1 situaient sa rédaction à l’époque salomonienne – c’est-à-dire au xe siècle avant J.-C. – aujourd’hui, d’autres, comme Macchi2, pensent qu’elle est beaucoup plus tardive et vont jusqu’à placer le premier stade de rédaction à la période hellénistique, c’est-à-dire aux alentours du ive siècle avant J.-C. Certains, comme Heinisch, la voient au contraire plus ancienne et remontent jusqu’au xviiie siècle avant J.-C., alors que d’autres encore avancent qu’elle ne devrait pas être antérieure au milieu de la période perse, comprenons le ve siècle avant J.-C3. Il apparaît donc qu’en matière de datation, affiner la donne reste compliqué et nous pouvons parfois avoir l’impression que la recherche la rend plus floue. Malgré tout, si nous observons les dernières hypothèses, une fourchette semble se dessiner entre les vie et ive siècles avant J.-C., mais cela demeure hypothétique. Nous resterons donc très mesurés.

3Si l’on s’intéresse à présent à son historicité, la recherche contemporaine s’est accordée sur le fait qu’elle demeure impénétrable, les preuves matérielles nous faisant défaut. Aussi convient-il plus raisonnablement d’y voir un ancien mythe historicisé et qui, narrativisé, a acquis un statut de « saga nationale » (national saga). C’est la thèse que défend entre autres le théologien historique Geoffrey W. Bromiley4. Pourtant, en se fondant sur l’étude d’inscriptions hiéroglyphiques, l’égyptologue Fernand Crombette a vu en Joseph une figure ayant officié en Égypte5. Force est donc de constater qu’il est difficile d’avoir des certitudes en matière d’ancrage historique. Et bien que la méthode historico-critique ait permis d’indéniables avancées en exégèse biblique, nous sommes confrontés en l’espèce à ses limites.

4En revanche, nous intéresser à l’histoire de Joseph par une approche théologico-narrative nous permettra d’en tirer de précieuses observations et d’établir des parallèles porteurs de sens6. Et de fait, appartenant au genre du roman familial, présentant une intrigue complexe qui multiplie les ressorts narratifs traditionnels, et mettant dans le même temps en lumière une profession de foi, l’histoire du patriarche et de ses tribulations a beaucoup à nous apprendre. Le récit de ses pérégrinations, qui commence en terre de Canaan et s’achève en Égypte, est en effet entièrement articulé autour de plusieurs voyages dont chacun sera le porteur d’enjeux spécifiques, tant personnels que politiques, fraternels ou encore spirituels.

5Dans cette exploration, nous progresserons chronologiquement, de voyage en voyage, en rappelant le contenu de chaque épisode avant d’en proposer une interprétation.

Identité de Joseph et premiers voyages

6Fils préféré de Jacob et onzième d’une fratrie de douze, Joseph devient très tôt la cible de l’hostilité de ses frères jaloux. Et pour cause, outre cette préférence paternelle qui se matérialise, entre autres, sous la forme d’« une tunique princière », il a des songes et qui plus est les leur relate7 : dans le premier rêve, alors qu’ils sont tous en plein champ à lier des gerbes, celle de Joseph se dresse et toutes les autres se prosternent devant elle ; dans le second, le soleil, la lune et onze étoiles s’inclinent devant lui. Le lecteur sait qu’il s’agit d’une préfiguration du pouvoir à venir de Joseph, mais pour ses frères, c’est l’affront de trop. Un jour, alors qu’ils sont aux pâturages, ils décident de se débarrasser du trublion en le jetant dans une fosse, après l’avoir dépouillé de sa tunique. Des marchands passant à proximité s’en saisissent et le vendent à d’autres. L’affaire se solde par son exil en Égypte : c’est le premier voyage. Les frères, quant à eux, s’en retournent en la demeure de leur père, arguant, en brandissant la tunique tachée du sang d’un bouc, qu’un animal sauvage a dévoré le fils préféré.

7Cette première étape mérite quelques commentaires, car celui qui est promis à une grande destinée devient, sous la férule des marchands, un rien du tout, un bien monnayable et monnayé « pour vingt sicles d’argent8 ». Celui qui jouissait des faveurs paternelles au point de se montrer vaniteux, se retrouve nu, nu de « la tunique princière qu’il avait sur lui », mais au moins tout autant dénudé parce que dénué des attentions, flatteries et douceurs de son père biologique9 ; quant aux grâces du Père céleste, elles ne lui sont pas encore perceptibles, car il n’est pas prêt. Il n’a en effet pas acquis la sagesse, le discernement et la conscience qu’à travers sa personne se manifestent les plans divins. Son usage de la parole est désordonné et déraisonnable car, après avoir raconté son premier songe à ses frères, et avoir été en butte à leur mécontentement : « Voudrais-tu régner sur nous en roi ou nous dominer en maître ? », il ne trouve rien de mieux que de leur raconter le second10. La pondération qui lui fait défaut est aussitôt remarquée par son père, car Jacob « le gronda et lui dit : “Aurons-nous, moi, ta mère et tes frères, à venir nous prosterner devant toi ?” »11 Naturellement, nous savons que ce sont des songes prophétiques. Qui plus est, l’usage du Seigneur de s’adresser deux fois à celui qu’il instruit est chose communément admise. Le problème n’est donc pas dans la validation de ce qui se prépare, mais bien plutôt dans la façon que Joseph a, à ce stade, de le recevoir. Il est encore trop autocentré. Or, ce n’est pas l’individualité de Joseph qu’il importe d’exalter, mais l’accomplissement de son destin qu’il s’agit de préparer. Il sera donc, pour l’instant, celui qui aux yeux des hommes n’a pas de valeur – si ce n’est marchande – et en tout cas pas la parole, car Joseph devient esclave. En réalité, c’est davantage un enseignement qu’un châtiment. Apprendre précisément par là où on a péché, au sens étymologique d’« erreur de visée », telle est la pédagogie de Dieu pour sa créature, destinée à la faire se décentrer d’elle-même pour devenir un vecteur divin. Et cela fonctionne – mais n’est-ce pas Dieu qui est à l’œuvre ? – puisque Joseph commence à se défocaliser de lui-même et cesse de se considérer comme le centre d’intérêt. C’est une autre valeur et une autre parole qu’il importe d’embrasser et desquelles il conviendra de faire un bon usage.

8Nous ajouterons une dernière observation : nous avons vu qu’une fois sa tunique retirée, Joseph est nu. Et, de fait, symboliquement, il n’est pas encore prêt pour revêtir une tunique princière. Or, si la Bible se montre elliptique sur ce qui se passe dans la citerne, la tradition islamique comble cette lacune. Ainsi, plusieurs commentateurs du Coran rapportent qu’une fois dans le puits, en proie à la solitude et à la peur, Joseph prie, que l’ange Gabriel vient le trouver, le console, et que Dieu le délivre12. C’est donc au cours de cet épisode de la fosse que le jeune homme rencontre véritablement son destin, c’est-à-dire qu’il commence à entrer en relation avec Dieu et qu’un autre voyage, intérieur celui-là, commence. On ne peut en effet se présenter que nu devant Dieu. Ce premier voyage aura donc scellé le début de son initiation et la mise en route sur le chemin de la vraie dignité.

9Sa destinée prend alors un nouveau tour. Acheté par Putiphar, un officier ministériel de Pharaon, il devient son intendant et fait prospérer sa maison, sous la conduite de Dieu. Nous lisons en effet : « Le SEIGNEUR fut avec Joseph qui s’avéra un homme efficace13 » et au verset suivant que Putiphar « vit que le SEIGNEUR était avec lui [Joseph] et qu’il faisait réussir entre ses mains tout ce qu’il entreprenait ». L’accent est mis sur la collaboration de Joseph avec Dieu. Qui plus est, nous lisons au verset 6 que « Joseph était beau à voir et à regarder ». Ce n’est plus son vêtement qui est somptueux, mais bel et bien le personnage lui-même qui l’est devenu : Joseph est beau d’une véritable beauté, brillant d’une nouvelle luminosité.

10Survient bientôt une nouvelle épreuve : les assauts de la femme de Putiphar. Rappelons les faits : refusant de lui céder, il se fait accuser à tort d’avoir tenté de la violer et est aussitôt emprisonné. Là, dans les geôles égyptiennes, il fait montre à nouveau de ses talents dans l’interprétation des songes, puisque l’échanson et le panetier du roi, incarcérés dans la même prison et ayant fait chacun un rêve énigmatique, viennent le voir pour qu’il le leur explique. À l’échanson qui avait rêvé de trois sarments de vigne bourgeonnant et donnant des grappes et qui se voyait presser les raisins dans une coupe avant de la tendre au pharaon, Joseph prophétise qu’il sera rétabli dans sa charge, et ce dans les trois jours ; au panetier qui avait rêvé de trois corbeilles sur sa tête, contenant les gâteaux préférés du monarque, et qui voyait des oiseaux becqueter les pâtisseries de la corbeille supérieure, il annonce qu’il sera pendu dans les trois jours et que les volatiles lui bequetteront la chair. Ainsi en advient-il. Nous attirons l’attention sur le caractère performatif du Verbe dans la Bible. À l’image de la parole de Dieu qui crée, celle de Joseph devient capable de faire advenir.

11Il va donc de soi que, quand le pharaon lui-même fait le rêve de sept vaches grasses qui remontent du Nil, suivies par sept autres malingres qui dévorent les premières, puis le songe de sept épis charnus qui montent sur une seule tige, suivis de sept épis desséchés qui absorbent les premiers, c’est à Joseph qu’il pense. L’échanson lui a effectivement parlé du prisonnier qui interprète les rêves. Prédisant donc que sept années d’abondance seront suivies de sept années de sécheresse et de famine et qu’il importe d’être prévoyant, Joseph se fait nommer, en raison de sa sagesse, premier ministre et sauve l’Égypte. Plus encore, toutes les contrées avoisinantes, car le grain venant à manquer, tous affluent pour acheter le précieux blé. Pour administrer le pays, Joseph va devoir sillonner l’Égypte.

Joseph parcourt l’Égypte : seconde série de voyages

12« Il prit congé de lui [pharaon] pour parcourir tout le pays d’Égypte14 ». Et de fait, nous dit-on, « le pays produis[an]t à plein », il s’agit de récolter, collecter, engranger, entreposer, gérer, superviser15. Joseph mène d’ailleurs si bien les affaires du royaume qu’ « il accumul[e] du froment en quantités énormes, […] au point qu’il cess[e] de faire le compte, car ce n’était plus mesurable16 ». À cela, il faut voir au moins deux enseignements : tout d’abord que quiconque se tourne vers Dieu et répond à son appel est exaucé, qui plus est au centuple. La fulgurante ascension de Joseph en témoigne, ainsi que la naissance de ses deux fils, telle une acmé, l’année précédant la famine. La piété du gouverneur qu’il est devenu, se remarque alors dans les noms qu’il donne à ses fils : Manassé à l’aîné, qui signifie « qui fait oublier », car dit-il : « Dieu m’a fait oublier toutes mes peines et porte à mon crédit toute la maison de mon père17 » ; au second il donne le nom d’Ephraïm, c’est-à-dire « qui fait fructifier », car explique-t-il « Dieu m’a rendu fécond dans le pays de ma misère18 ».

13Le deuxième enseignement est celui de l’exercice de la juste politique, entendons par là l’expérience de la juste possession et de la noble puissance. Au vu du pouvoir qui est le sien, la tentation aurait pu être grande d’abuser de son autorité car, la famine sévissant, le peuple vient solliciter le pharaon qui fait invariablement la même réponse : « allez trouver Joseph, faites ce qu’il vous dira19 ». Or, à tous Joseph vend du grain et finit bientôt par disposer de tout l’argent du pays. Puis le bétail devient monnaie d’échange, puis les terres. À l’issue de ces sept années, la prévoyance de Joseph et son administration ont permis, légalement et de façon juste, de nourrir toute la région, de doter le pharaon de toutes les richesses de l’Égypte, à l’exception de la terre des prêtres, et d’instaurer un impôt équitable et pérenne. Bien des auteurs se sont saisis de la figure politique de Joseph pour en faire un exemplum dans l’art d’administrer la cité. Nous songeons notamment à Philon d’Alexandrie et à son traité politique De Iosepho20.

Joseph et ses frères : troisième série de voyages

14Venons-en à présent au troisième volet de cette histoire : Joseph et ses frères. Mus par la famine, ils viennent aussi en Égypte pour acheter du grain. S’ensuivront pour la fratrie plusieurs voyages entre Canaan et l’Égypte avant l’épisode final des retrouvailles. C’est la troisième série de voyages que nous nous proposons d’interroger.

15Joseph les rencontre deux fois et par deux fois, il leur délivre un enseignement. Il est, à ce stade, en mesure d’enseigner parce qu’il a été enseigné lui-même, et par le plus juste des enseignants : Dieu. Pour que la fratrie puisse se recomposer, ils doivent comprendre à leur tour.

16Pour les mettre à l’épreuve une première fois, car il les reconnaît aussitôt même si eux ne font pas le rapprochement, il les accuse d’être des espions, emprisonne l’un d’eux et exige des autres qu’ils retournent en Canaan et reviennent avec leur jeune frère Benjamin. S’ils s’exécutent, cela démontrera la véracité de leur identité et leur donc innocence.

17La motivation de Joseph est triple : leur faire saisir la notion de responsabilité, la magnanimité à adopter face à un plus faible que soi, les obliger à placer leur confiance dans celui-là même qu’ils voulaient éliminer. Il leur fait endurer les affres ; eux y voient une punition du ciel et se souviennent : « Hélas ! Nous nous sommes rendus coupables envers notre frère quand nous avons vu sa propre détresse. Il nous demandait grâce et nous ne l’avons pas écouté21 » ; Ruben s’alarme : « Ne vous avais-je pas dit : “ne faites aucun tort à cet enfant !” Et vous ne m’avez pas écouté. Il est maintenant demandé compte de son sang22 ». Joseph les renvoie donc en Canaan, munis de sacs de blé, dans lesquels il a fait replacer l’argent de l’achat. Ce geste, qui bannit toute transaction financière de la fratrie, génère aussi de la peur lors de sa découverte et garantit le retour en Égypte, car une dette a été contractée. À leur arrivée, le refus de Jacob est catégorique. Son attachement à Benjamin est trop grand.

18Une fois le grain épuisé, il faut bien se rendre à l’évidence : le départ s’impose, avec Benjamin, laissant leur père dans une détresse absolue. Dès leur arrivée, ils sont reçus royalement. L’émotion de rencontrer son jeune frère est immense, et Joseph doit se cacher pour pleurer. Ces larmes méritent une attention particulière car elles surviennent à sept reprises. Impensables au début de l’histoire de Joseph, elles sont non seulement le témoin de l’évolution du patriarche, mais soulignent encore que la mise à l’épreuve de ses frères n’est en rien une vengeance, mais un enseignement nécessaire qui se poursuit, puisqu’il fait bientôt renvoyer toute la fratrie en Canaan, munie à nouveau de sacs de grain. Il a pris la précaution de faire placer sa propre coupe d’argent dans les bagages de Benjamin, puis a chargé son majordome de les intercepter sur la route du retour. Le pseudo-vol est mis au jour et Benjamin arrêté. Les autres sont sommés de repartir en Canaan. Juda prend alors la parole, se lançant dans un véritable plaidoyer par lequel il tente d’obtenir la clémence de Joseph. Et bien que la Bible se montre souvent sommaire ou elliptique, le discours occupe plus de la moitié du chapitre 44, et fait mouche puisque Joseph se fait connaître à ses frères à son issue. Ses frères ont-ils suffisamment changé pour envisager des retrouvailles pérennes ? De toute évidence oui. Tout d’abord, tous sont pétrifiés lorsqu’ils découvrent l’argent dans les sacs de blé, car ils y voient l’œuvre de Dieu : « Qu’est-ce que Dieu nous a fait là !23 » s’écrient-ils ; ensuite, Ruben est prêt à faire mourir ses deux fils s’il ne ramène pas Benjamin à son père – or c’était précisément lui qui avait proposé de jeter Joseph dans une fosse ; enfin, Juda demande à prendre la place de Benjamin dans les geôles égyptiennes pour que son jeune frère puisse demeurer libre – or c’était lui qui avait eu l’idée de vendre Joseph aux Ismaélites. Même si toute la fratrie a été durement éprouvée, elle a su faire prévaloir la solidarité et restaurer la fraternité. Le moment est donc venu pour de véritables retrouvailles, et un voyage supplémentaire est fait en Canaan pour ramener Jacob et ses descendants en Égypte. Finalement, si Joseph a su emprunter cette voie de la progression, tous ont aussi cheminé sur cette route ardue, trébuchant parfois, se relevant toujours.

La typologie : un voyage au cœur de la Bible

19Venons-en à présent au dernier voyage : celui qui, à travers la Bible et la patristique, nous mènera de Joseph au Christ par la voie de la typologie. Nombreux sont les Pères de l’Église qui ont vu en Jésus l’antitype du patriarche : « anti » signifiant ici « en face de », ne voyons donc là aucune opposition mais plutôt une correspondance dans le sens d’une préfiguration.

20Au préalable, un rappel s’impose à propos de la place qu’occupe l’histoire de Joseph dans la Bible : elle vient clore la Genèse, qui s’ouvrait sur Adam. Or, si Adam a été source de division, Joseph est devenu le symbole de la réunion. Si le premier a semé la mort, le second a récolté et distribué la vie. Ainsi au protagoniste de la chute répond celui de l’élévation. C’est donc à la lumière de l’histoire d’Adam qu’il faut lire celle de Joseph, le patriarche se présentant comme l’antitype de la figure adamique.

21Or, ce même principe de correspondance est à l’œuvre entre Joseph et le Christ. Cette préfiguration est visible à travers de multiples parallèles établis par les Pères. Nous en donnerons quelques-uns24 : dès le iie siècle, la typologie de Joseph s’affirme avec Tertullien et Origène. Chez le premier, on constate un rapprochement entre Juda incitant ses frères à vendre Joseph et Judas livrant Jésus aux Juifs, soulignant que la traîtrise des siens a livré le Christ aux Nations25. Hippolyte et Jean Chrysostome développent aussi ces thèmes26. Chez Origène, on observe le parallèle entre Joseph nourricier et le Christ nourrissant spirituellement les fidèles en répandant la parole de Dieu27. Chez Ambroise, tous les aspects de la vie de Joseph sont exploités pour montrer qu’il est le précurseur du Christ. Ainsi, Joseph envoyé par Jacob auprès de ses frères symbolise l’Incarnation car Dieu a envoyé son fils sur terre, et la tunique ensanglantée la mort du Christ28. Pour Pierre Chrysologue, enfin, Joseph sortant de la citerne représente la Résurrection29. Ajoutons que Joseph pardonne à ses frères comme le Christ nous a pardonné.

22Les 72 livres de la Bible constituant une finitude (le canon) dans laquelle l’Ancien Testament prépare le Nouveau et annonce la venue du Christ, leur organisation est signifiante. Bien plus, les deux correspondances Adam/Joseph et Joseph/Jésus nous conduisent vers le principe même qu’Irénée de Lyon nomme recapitulatio et qui constitue la clé de voûte du christianisme. Le Christ étant l’aboutissement de l’histoire du Salut, tout le positif qui l’a précédé dans l’ancienne Alliance et tout ce que Dieu a accompli dans l’Ancien Testament n’était fait que pour préparer sa venue. Parallèlement, tout le péché est dissout car l’Incarnation rédemptrice scelle la défaite du mal. Jésus reprend donc tout ce qui l’a précédé en le réassumant, comprenons en le rédimant. Il « apparaît donc comme le Nouvel Adam. De la même façon qu’Adam était principe de l’humanité, de même Jésus en est principe aussi30 », mais un principe nouveau qui efface le péché des hommes et rend caduc l’ancêtre adamique. Cela est visible dans les Écritures, car de la même façon qu’il venait clore la Genèse par la correspondance Joseph/Christ, il vient annoncer dans l’épilogue du dernier livre de la Bible, l’Apocalypse : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le commencement et la fin31 ». Ainsi, et nous reprendrons à cet effet l’évangile de Jean : « tout est accompli32 ».

23Finalement, seules les grandes histoires proposent de grands voyages. Celui du patriarche Joseph, en posant le principe de la vraie dignité, en questionnant la fraternité et en mettant en lumière les enjeux de la véritable politique est indéniablement l’un de ceux-là. Mais en le transposant sur un autre plan par le biais de la typologie et en nous ouvrant la voie vers le Christ, le texte biblique substitue au voyage temporel un périple spirituel, celui du cheminement de l’âme vers son accession au Salut, vers la vérité, vers la vie.

24Catherine NÉGOVANOVIC

25Université de Lorraine, ÉCRITURES

26F-57000 Metz, France

Références bibliographiques

Sources

27Ambroise de milan, De Ioseph, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum (CSEL), volume 32, 2, Vindobonae, F. Tempsky, 1897.

28La Bible. TOB, Paris, Éditions du Cerf, 2015.

29Pierre Chrysologue, Sermones, Patrologia Latina, volume 52, Paris, J.-P. Migne, 1894.

30Jean Chrysostome, Homiliae in Genesim, Patrologia Graeca, volume 54, Paris, J.-P. Migne, 1862.

31Faïka Croisier, L’Histoire de Joseph d’après un manuscrit oriental, Genève, Labor et Fides, 1989.

32Hippolyte, Bénédictions des patriarches, trad. M. Brière, F. Graffin, L. Mariès, B.-Ch. Mercier, Patrologia Orientalis, tome 27, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1957.

33Origène, Homélies sur la Genèse, trad. Louis Doutreleau, Collection Sources chrétiennes, 7 bis, Paris, Éditions du Cerf, 2003 [2e édition].

34Philon d’Alexandrie, De Iosepho, éd. Jean Laporte, Paris, Éditions du Cerf (Œuvres de Philon d'Alexandrie ; n. 21), 1964.

35Jean Spiro, L’Histoire de Joseph selon la tradition musulmane, Lausanne, Th. Sack, 1907.

36Tertullien, Adversus Iudaeos, Collection Fontes christiani, Band 75, Turnhout, Brepols, 2017.

Études

37Geoffrey W. Bromiley, The International Standard Bible Encyclopedia. Volume 2 : E-J, Grand Rapids (Michigan), Wm. B. Eerdmans Publishing, 1982.

38Fernand Crombette, Véridique histoire de l’Égypte antique. Tome 2, Moyen Empire-Joseph, Tournai, Éditions CESHE, 1997.

39Joseph DorÉ, « La Rédemption dans les théologies de la récapitulation, de la satisfaction, de la libération », dans Didaskalia, Lisboa, Faculdade de Teologia da Universidade Católica Portuguesa, 1984, p. 31-50.

40Jean-Daniel Macchi, Israël et ses tribus selon Genèse 49, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht (Orbis Biblicus et Orientalis ; n. 171), 1999.

41Catherine Négovanovic, « Joseph », dans La Bible dans les littératures du monde, tome 2, J à Z, Paris, Éditions du Cerf, 2016, p. 1321-1330.

42François Rossier, L’Intercession entre les hommes dans la Bible hébraïque. L’intercession entre les hommes aux origines de l’intercession auprès de Dieu, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht (Orbis Biblicus et Orientalis ; n. 152), 1996.

43Gerhard Von Rad, « Josephsgeschichte und ältere Chokma », dans Congress Volume. Copenhagen 1953 (VT. S. 1), Leiden, E. J. Brill (Supplements to Vetus Testamentum), 1953, p. 120-127.

Notes

1 Gerhard Von Rad, « Josephsgeschichte und ältere Chokma », dans Congress Volume. Copenhagen 1953 (VT. S. 1), Leiden (Supplements to Vetus Testamentum), 1953, p. 120-127.

2 Jean-Daniel Macchi, Israël et ses tribus selon Genèse 49, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht (Orbis Biblicus et Orientalis ; n. 171), 1999, p. 127. J.-D. Macchi était professeur d’Ancien Testament et doyen jusqu’en 2017 de la Faculté de théologie de l’Université de Genève.

3 Cité par François Rossier, L’Intercession entre les hommes dans la Bible hébraïque. L’intercession entre les hommes aux origines de l’intercession auprès de Dieu, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht (Orbis Biblicus et Orientalis ; n. 152), 1996, p. 19. Il reprend dans la note 16 les datations majeures de l’histoire de Joseph.

4 Geoffrey W. Bromiley, The international Standard Bible Encyclopedia, Volume 2 : E-J, Grand Rapids (Michigan), Wm. B. Eerdmans Publishing, 1982, p. 1129.

5 Fernand Crombette, Joseph, maître du monde et maître ès sciences, Tournai, Éditions CESHE, 1996 [2e édition]. Il s’agit de la quasi-totalité du second volume de la Véridique Histoire de l’Égypte antique, tome 2, Moyen Empire-Joseph, Tournai, Éditions CESHE, 1997. Bien que certaines positions de F. Crombette puissent interroger (C. Baudouin et O. Brisseau (éd.), Enquête sur les créationnismes, Paris, Belin, 2013), ses travaux en égyptologie restent pertinents, ainsi que le souligne Jean-Marc Berthoud dans Création, Bible et Science, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008, p. 230.

6 En ce qui concerne la composition de l’histoire elle-même, si jusque dans les années 1960 la théorie documentaire a prévalu, aujourd’hui l’unité de l’histoire de Joseph fait l’unanimité.

7 La Bible. TOB, Paris, Éditions du Cerf, 2015, Genèse 37, 3. Les références bibliques seront tirées de cette traduction, sauf mentions contraires.

8 Gn 37, 28.

9 Gn 37, 23.

10 Gn 37, 8.

11 Gn 37, 10.

12 Faïka Croisier, L’Histoire de Joseph d’après un manuscrit oriental, Genève, Labor et Fides, 1989, p. 71-72 ; Jean Spiro en faisait déjà état dans son ouvrage L’Histoire de la tradition musulmane, Lausanne, Th. Sack, 1907.

13 Gn 39, 2.

14 Gn 41, 46.

15 Gn 41, 47.

16 Gn 41, 49.

17 Gn 41, 51.

18 Gn 41, 52.

19 Gn 41, 55.

20 Philon D’Alexandrie, De Iosepho, éd. Jean Laporte, Paris, Éditions du Cerf (Œuvres de Philon d’Alexandrie ; n. 21), 1964.

21 Gn 42, 21.

22 Gn 42, 22.

23 Gn 42, 28.

24 Catherine Négovanovic, « Joseph », dans La Bible dans les littératures du monde, tome 2, J à Z, Paris, Éditions du Cerf, 2016, p. 1321-1330.

25 Tertullien, Adversus Iudaeos, Collection Fontes christiani, Band 75, Turnhout, Brepols, 2017, chapitre 10.

26 Hippolyte, Bénédictions des patriarches, trad. M. Brière, F. Graffin, L. Mariès, B.-Ch. Mercier, Patrologia Orientalis, tome 27, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1957 ; Jean Chrysostome, Homiliae in Genesim, Patrologia Graeca, volume 54, Paris, J.-P. Migne, 1862, homilia 61, colonne 528.

27 Origène, Homélies sur la Genèse, trad. Louis Doutreleau, Collection Sources chrétiennes, 7 bis, Paris, Éditions du Cerf, 2003 [2e édition], II, 5, 62.

28 Ambroise de Milan, De Ioseph, 3, 9, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum (CSEL), volume 32, 2, Vindobonae, F. Tempsky, 1897.

29 Pierre Chrysologue, Sermones, Patrologia Latina, volume 52, Paris, J.-P. Migne, 1894, sermon 146, col. 591-594.

30 Joseph Doré, « La Rédemption dans les théologies de la récapitulation, de la satisfaction, de la libération », dans Didaskalia, Lisboa, Faculdade de Teologia da Universidade Católica Portuguesa, 1984, p. 36.

31 Apocalypse 22, 13.

32 Jean 19, 30.

Pour citer ce document

Par Catherine Negovanovic, «Initiation, destin et préfiguration dans les « voyages » de Joseph », Annales de Janua [En ligne], Axe 3 : Tribulations des voyageurs, n°8, Les Annales, mis à jour le : 25/09/2020, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=2935.

Quelques mots à propos de :  Catherine Negovanovic

Statut : Docteur en littérature comparée, Membre rattaché au laboratoire Écritures (Metz) - Laboratoire : Écritures, Université de Lorraine, Metz - Titre de la thèse (soutenue en décembre 2015 – Université Paris Sorbonne) : Phèdre et la femme de Putiphar dans les littératures européennes des xixe et xxe siècles : deux figures de tentatrices à l’épreuve de la condition féminine - Directeur de recherche : Danièle Chauvin - Thématiques de recherche : Bible et littératures / figures bibliques ; Tran ...

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