Les voyages de saint Amand, évangélisateur de la Flandre, dans le cycle enluminé du manuscrit 502 conservé à la bibliothèque municipale de Valenciennes1

Par Lisa Dubost
Publication en ligne le 17 septembre 2020

Résumé

Saint Amand, a great figure in the evangelization of Flanders, founded one of the most important abbeys in Hainaut. It maintained close relations with the royalty and counts of Flanders for several centuries, and its scriptorium and library underwent several phases of enrichment and great fame. It was in the eleventh century, four centuries after the disappearance of its holy founder, that the community of the abbey of Saint-Amand-les-Eaux launched the production of an illustrated manuscript of the Vita of the first abbot and bishop of Maastricht. While many illuminated cycles present a series of selected and almost independent episodes, manuscript 502 makes the choice of a more complete development. From his birth to his death, until his ascension, Amand’s life takes place over thirty-four illuminations. His evangelizing mission makes his biography a series of stages marked by miracles. The various journeys he makes during his life mark his geographical journey as well as his spiritual journey.

Saint Amand, grande figure de l’évangélisation de la Flandre, a fondé une des abbayes les plus importantes du Hainaut. Elle entretenait des rapports étroits avec la royauté et les comtes de Flandre pendant plusieurs siècles, et son scriptorium ainsi que sa bibliothèque connurent plusieurs phases d’enrichissement et de grande renommée. C’est au xie siècle, soit quatre siècles après la disparition de son saint fondateur, que la communauté de l’abbaye de Saint-Amand-les-Eaux lança la production d’un manuscrit illustré de la Vita du premier abbé et évêque de Maastricht. Alors que beaucoup de cycles enluminés présentent une suite d’épisodes choisis et presque indépendants entre eux, le manuscrit 502 fait le choix d’un développement plus complet. De sa naissance à sa mort, jusqu’à son ascension, la vie d’Amand se déroule sur trente-quatre enluminures. Sa mission évangélisatrice fait de sa biographie une suite d’étapes marquées par des miracles. Les différents voyages qu’il effectue au cours de sa vie scandent son parcours géographique autant que son cheminement spirituel.

Mots-Clés

Texte intégral

Introduction et mise en contexte

1La question du voyage est plurielle et d’une grande complexité. Le manuscrit de Valenciennes conservé sous la cote 5022 ne fait pas exception à cette plurivocité. Produit au dernier quart du xie siècle, ou dans les toutes premières années du xiie siècle, ce manuscrit de 143 folios sur parchemin contient la Vita sancti Amandi, évêque du viie siècle et fondateur de l’abbaye de Saint‑Amand‑les‑Eaux, lieu de sa confection.

2Parfois désignée comme abbaye d’Elnon, Elnone, ou encore Saint-Amand-en-Pévèle, elle fut fondée dans la première moitié du viie siècle. En 1066, alors que Guillaume le Conquérant arrive en Angleterre et devient roi, l’abbaye est ravagée par un incendie3. C’est dans cette atmosphère particulière de reconstruction, et pendant que d’autres centres religieux sont érigés ou réorganisés dans la région du Hainaut, que les moines entament la composition d’une Vita de leur fondateur, et son décor4.

3Avec l’incendie et les rivalités qu’entraîne le développement de ces nouveaux centres religieux présents dans une aire géographique réduite, il est nécessaire pour la communauté religieuse de réactualiser la légende de son fondateur afin de susciter les dons des fidèles, et d’assurer sa renommée. Les reliques sont ainsi sorties de la crypte sous l’abbatiat de Fulcardus en 1067 par le moine Gillebertus qui parcourt les villages environnants et permet l’avènement de nouveaux miracles. La création du manuscrit 502 suit de quelques années5.

4Mais quelle facette du saint les moines doivent-ils mettre en avant ? Leur choix se porte sur le rôle évangélisateur d’Amand dans la Flandre. Comme de nombreux saints des vie et viie siècles, Amand est un évêque itinérant qui lutte contre les poches de paganisme qui continuent d’exister. Au début de sa mission, il n’est pas affilié à un évêché, et s’emploie à diffuser le christianisme et à fonder des relais efficaces pour l’Église dans des régions parfois reculées.

5Les nombreux voyages qu’il effectue au cours de sa vie sont exposés aux yeux du lecteur dans un cycle de trente-quatre folios enluminés, dans leur dimension d’abord géographique. Le déplacement physique se retrouve toutefois vite subordonné à l’évolution spirituelle et religieuse d’Amand. La part anecdotique des représentations du voyage est moindre. Il ne s’agit jamais d’être le témoin fidèle de la vie des voyageurs du viie siècle ou du xie siècle, mais plutôt de montrer l’évolution d’un évêque qui a quitté sa riche famille pour se consacrer à Dieu.

Le commencement d’un double voyage

6Tout comme le voyage géographique qui se fait étape par étape, le cheminement spirituel s’accomplit par palier. Les deux se confondent dans ce manuscrit, dans cette double lecture des images qui est inhérente à la conception des cycles et des épisodes hagiographiques, et généralisée dans la production artistique médiévale.

Du bocage vendéen à l’île d’Yeu - quitter sa famille charnelle pour une famille spirituelle

7Le voyage d’Amand commence précocement, dans les deux sens du voyage que nous venons d’évoquer. Dans la deuxième enluminure du cycle au folio 6 (fig. 1) est représenté son premier départ qui s’effectue lors de son adolescence (« adolescentiam », « infantia »6). Né dans l’ouest de la France, dans l’actuel bocage vendéen, Amand quitte ses parents pour rejoindre l’île d’Yeu. Départ pratique, il rejoint un monastère extérieur à sa ville natale, c’est aussi la première étape de son voyage spirituel et ecclésiastique où il est déjà placé sous le signe de la croix, présente sur le mât du bateau qui l’emmène. En quittant sa famille, il obéit au précepte du Christ7. Son départ le place ainsi dans une véritable tradition, héritage d’un folklore hagiographique. Ce parallèle avec la vie des Apôtres se retrouvera à plusieurs reprises au fil du cycle peint.

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Fig. 1 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 6 : Saint Amand arrivant à l'île d'Yeu pour se faire moine © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

Tours et Bourges – premier pèlerinage, entrée dans les ordres et réclusion monastique

8Le voyage se poursuit. Il part en pèlerinage sur le tombeau de saint Martin à Tours. Il y reçoit la tonsure, cérémonie centrale pour les religieux et qui s’accompagne habituellement d’une mort symbolique au monde8. Renaissant à la vraie vie, il quitte le monde laïc, ce qui s’accompagne généralement d’une réclusion monastique plus ou moins sévère. Ce n’est pas le cas pour Amand qui quitte Tours pour rejoindre Bourges. Il va y vivre un temps en reclus, mais sans faire son entrée dans un monastère. C’est davantage une situation d’ermitage urbain, où son isolation n’est pas parfaite puisqu’il va entrer en contact avec deux religieux devenus saints, Austregisile et Sulpice auprès desquels il étudie, et à qui Amand doit son départ pour son premier grand voyage9.

De Bourges à Rome. Un second pèlerinage, à échelle transnationale

9Quittant enfin l’ouest de la France, où il a passé la première partie de sa vie laïque et religieuse, Amand se dirige vers Rome, la ville de saint Pierre et siège de la Papauté.

10Son pèlerinage romain fait l’objet de trois enluminures dans le cycle, dont son passage par les Alpes pour revenir en France au folio 10v (fig. 2)10. Cette scène de retour est centrale pour le concepteur du cycle. De ses différents voyages, elle est la seule qui expose l’effort physique et la fatigue du voyage. Pour son arrivée sur l’île d’Yeu, un rameur est peint et le saint est assis à la proue, ne s’impliquant pas physiquement dans le déplacement.

11Au contraire, dans le folio 10v, il est représenté avec une tunique plus courte et adaptée à l’activité. Son corps est penché vers l’avant, loin du presque hiératisme qu’il montre généralement. Amand tient également son bâton de marche à deux mains. Le peintre insiste sur le cheminement ou sur l’idée du cheminement, sans pour autant y insérer des éléments factuels, tels que des bagages ou une route identifiable. Deux autres enluminures présentent Amand sur une montagne. Il s’agit de l’attaque des assassins, au folio 26, et lors de son ascension, présente à la fin du cycle au folio 119 (fig. 7). Dans la première, les pieds du saint n’apparaissent pas sous sa longue tunique. Les seuls qui escaladent le mont, et en sont jetés par la volonté divine, sont les assassins envoyés par un seigneur local n’appréciant pas l’arrivée d’Amand sur ses terres. Quant à la seconde, le saint ayant atteint le sommet, aucun mouvement n’est figuré.

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Fig. 2 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 10v : Saint Amand retournant en Gaule © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

Le tournant – début de sa difficile mission évangélisatrice

12Le concepteur a donc décidé de peindre la fatigue qu’entraîne un pèlerinage. Représenter l’aller aurait été un meilleur choix pour mettre en image cette idée. Mais c’est le retour qui intéresse le concepteur justement en raison d’un événement ayant eu lieu à Rome. Aux portes de la basilique, Amand a une vision de saint Pierre (Fol. 10). Le divin, en la personne du premier des Apôtres, s’implique directement dans la vie d’Amand, en lui confiant une mission. La même que Pierre a reçu du Christ, celle d’être un évangélisateur. Il s’agit d’une étape fondamentale dans la vie religieuse du saint, qui le place dans la continuité des Apôtres. Elle constitue un aspect central pour le concepteur du cycle qui met véritablement cette dignité au centre de ses réflexions11.

La mission confiée par saint Pierre, premier des Apôtres

13L’enluminure du folio 10v rend visible le nouveau devoir que reçoit Amand de Dieu, par l’entremise de saint Pierre. Pour faire comprendre cette nouvelle fonction de guide du saint, le concepteur a travaillé sur l’aspect du bâton de marche sur lequel Amand s’appuie avec force. Il a la forme de la crosse épiscopale, semblable au bâton du berger, et l’un des attributs des évêques, qui doivent être des guides spirituels. Il ne s’agit pas d’une fantaisie décorative. Le bâton est peint droit pour son jeune compagnon. Pourtant, Amand n’a pas encore reçu la dignité d’évêque puisque son ordination a lieu au folio suivant12.

14La scène de retour est donc placée stratégiquement entre le moment où il est élevé par Dieu à cette dignité, et celui où il en reçoit la confirmation terrestre. L’effort physique annonce alors les difficultés de son nouveau devoir. Il s’agit d’une préfiguration des épreuves qu’il va rencontrer et qu’il devra surmonter en tant que missionnaire. Amand continue de se déplacer, pourtant, il faut attendre le folio 18v pour avoir de nouveau une représentation de son voyage (fig. 3).

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Fig. 3 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 18v : Saint Amand et l'évangélisation des Slaves, au-delà du Danube © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

Arrivée en pays slave – un résultat mitigé

15Au folio 18v, le saint, encadré de deux rameurs, traverse le Danube sur une barque (fig. 3). Cette fois, aucun mât surmonté d’une croix ne guide sa route jusqu’aux peuples slaves païens. Ces derniers, en partie dissimulés par un rocher, lui préparent un accueil mitigé. Malgré son semi-échec, le saint consacre tout de même une église.

16Le folio précédent présente lui aussi une scène de conversion, celles des Francs, qui détruisent leurs anciens temples pour construire une église, mais sans représentation de voyage. Ses pieds ne sont pas visibles sous sa tenue, ce qui accentue l’absence visuelle d’un déplacement physique.

17Quel élément permet d’expliquer la représentation du voyage ou son omission au sein du cycle pour deux épisodes comparables ? Il semble que ce soit l’effort fourni par le saint. À l’exception du tout dernier, chaque déplacement d’Amand, que ce soit quitter sa famille charnelle pour une famille spirituelle, faire des centaines de kilomètres en portant le poids d’une mission confiée par Dieu, et voyager pour évangéliser des peuples sans toujours y réussir, implique un effort, mental et/ou physique.

18En suivant cette hypothèse de la difficulté, on arrive à l’idée que c’est le semi-échec d’Amand auprès des Slaves qui explique la représentation du bateau. Au registre inférieur, les Slaves forment un groupe qui se divise entre ceux qui acceptent la parole d’Amand, et ceux qui s’en détournent ostensiblement. Les Francs du folio précédent sont parfaitement convertis, puisque ceux qui se détournent physiquement du saint sont déjà convaincus et détruisent l’ancien temple.

Passer le Danube – l’échec malgré sa nomination à la tête de l’évêché de Maastricht

19Le bateau serait alors le motif évoquant l’implication physique d’Amand dans sa mission, sa peine et les dangers qu’il rencontre. Un second voyage en barque est présent dans le cycle enluminé au folio 22v (fig. 4). Le saint y est plus âgé, portant dorénavant une chevelure et une barbe blanche. Son arrivée sur l’île de Chanelaus reprend le même modèle que son voyage vers le Danube. Mais au registre inférieur, le groupe de païens ne se divise pas en deux comme c’est le cas au folio 18v (fig. 3). Tous se détournent d’Amand, refusant la Parole sacrée. En conséquence directe, un tremblement de terre détruit toutes les constructions de l’île, et le saint doit repartir.

20Le voyage par bateau est particulier, singulier. Il est risqué, et entraîne Amand dans un espace géographique éloigné, au moins dans l’imaginaire collectif. L’action du saint en devient plus remarquée, plus remarquable, d’autant qu’il réitère, malgré la première déconvenue, sa mission évangélisatrice dans des contrées hostiles.

21Une autre différence, rapidement évoquée précédemment, est à observer entre ces deux enluminures associant voyage et conversion, l’âge du saint. L’homme vieillit, certes, mais il se trouve doté d’une plus grande autorité. Dans l’iconographie médiévale, la barbe blanche est associée aux Patriarches de l’Église, des garants de la foi. Dans le manuscrit, il est le seul à la porter, et même l’évêque qui lui succède ne possède pas cette distinction, ce que l’on peut observer au folio 30v où il présenté brun et imberbe. Cela place Amand comme un successeur des grandes figures de l’Église, et comme un homme à la moralité et à la foi irréprochable.

22À cela s’ajoute le port de la crosse épiscopale dès le registre supérieur, alors qu’il n’en est pas muni lorsqu’il franchit le Danube et il est accompagné de deux clercs, contre un seulement au folio 18v (fig. 3 et fig. 4). La distinction semble découler de sa nomination au poste d’évêque de Maastricht de la main de Sigebert au folio précédent (Fol. 22)13. En recevant un soutien plus important de l’Église et du pouvoir laïc, son autorité est plus forte. Le concepteur place le tort sur les insulaires, qui rejettent l’autorité du saint, dépositaire de celle de l’Église-Institution et de celle de Dieu et qui en subissent les conséquences par une punition divine14.

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Fig. 4 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 22v : Saint Amand à l'île de Chanelaus © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

Le choix du bateau

23Le bateau est le moyen de transport le plus figuré dans le manuscrit. Sur les trente-quatre enluminures de celui-ci, il est représenté six fois15. Une différence est faite entre les embarcations pour la navigation maritime et celles pour la navigation fluviale, par la présence, ou l’absence de mât, et la courbure de la coque.

24L’utilisation de navires dans les cycles enluminés des manuscrits hagiographiques du xie siècle n’est pas fréquente. Ces cycles présentent davantage des suites de tableaux qu’un voyage. Dans la Vie de saint Omer, produit sensiblement à la même période et à une centaine de kilomètres, sont peintes vingt scènes16. Sur ces vingt scènes, deux présentent un bateau, et un seul est pensé comme un moyen de transport17. Il n’est toutefois pas destiné au saint, mais à ses disciples partis fonder un monastère. Le voyage, géographique comme spirituel n’est pas évoqué dans le cycle peint de saint Omer.

25Quant à la Vita et miracula sancti Mauri18, aucun bateau n’est représenté, malgré les nombreux déplacements. À l’inverse, le cheval, que n’a jamais peint l’enlumineur de Saint-Amand-les-Eaux, est présent sur six des vingt-cinq scènes du manuscrit. La grande mobilité de l’homme et de ses compagnons, disciples de saint Benoît, est ainsi soulignée19. Mais encore une fois, comme celui d’Omer, le concepteur du cycle de Maur n’a pas cherché à montrer un cheminement spirituel, si central dans la vita peinte d’Amand.

L’accomplissement d’une vie d’effort

La fin de son voyage terrestre

26Le voyage à Chanelaus est le dernier qui représente une pérégrination. À la fin de sa vie, ce n’est plus Amand qui se déplace, mais les malades. Le moine désobéissant Chrodobaldus est emmené sur une barque pour être guéri jusqu’au monastère où réside Amand, au folio 2920. Le concepteur évoque là l’âge du saint, et préfigure également les pèlerinages suscités par ses reliques.

27Ce rapprochement au culte des reliques est recherché par les moines du xie siècle de l’abbaye qui souhaite (re)devenir un pôle central dans le maillage d’églises en Flandre. Cela est accentué au folio 30v dans la scène de procession du corps d’Amand jusqu’au tombeau, dans une iconographie se rapprochant des Translationes (fig. 6). Ce qui est son véritable dernier déplacement physique sans pour autant être l’aboutissement de son voyage spirituel21.

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Fig. 6 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 30v : Funérailles de saint Amand © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

L’ascension – dernière étape de la vie spirituelle

28Deux enluminures représentent l’achèvement, son ascension, sous deux « angles » différents. La première suit directement sa mort, et elle est représentée, au-dessus de son lit, à l’infirmerie de l’abbaye au folio 30 (fig. 5)22. L’iconographie est somme toute assez classique ici, avec les deux anges emmenant son âme dans un linge. La vision que reçoit saint Maur de l’ascension de saint Benoît, dans le même manuscrit que précédemment évoqué, le présente de façon très similaire. Les exemples pourraient être multipliés23.

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Fig. 5 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 30 : Mort et ascension de l'âme de saint Amand © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

29Le manuscrit présente une seconde fois l’ascension d’Amand, séparé du reste du cycle au folio 11924 (fig. 7). Une religieuse devenue sainte, Aldegonde, reçoit la vision de cette ascension d’un ange peu avant sa mort.

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Fig. 7 : Valenciennes, Bibliothèque municipale, Première Vie de saint Amand, ms. 502 (fin xie-début xiie siècles). Folio 119 : La vision de l'apothéose de saint Amand © Médiathèque Simone Veil de Valenciennes - Clichés CNRS-IRHT (voir l’image au format original)

30Amand est cette fois représenté en pied, au sommet d’une montagne avec quatre groupes d’élus qui grimpent à sa suite. Nimbé, il a de nouveau sa barbe blanche qu’il avait perdue dans le sinus des anges, retrouvant en même temps sa dignité d’évêque, par laquelle Amand a mérité la couronne des élus qu’un ange lui apporte.

31On peut mettre en miroir cette ascension avec une autre, celle du folio 10v (fig. 2) où Amand passe les Alpes porteur de sa nouvelle mission. Il y a des similitudes visuelles certaines entre la traversée des Alpes, à son retour de Rome (Fol. 10v) et son ascension au ciel. Le jeu des ressemblances et des dissemblances permet au concepteur du cycle de faire apparaître l’évolution d’Amand au cours de son cheminement spirituel.

32Alors qu’il s’appuie avec force sur sa crosse au folio 10v, il la tient ici plus souplement. Son regard n’est plus baissé, mais au contraire levé. Il observe l’ange qui lui apporte une couronne, la récompense de sa vie sainte. Le mouvement des jambes a quasiment disparu. Les efforts et la fatigue ont eu lieu au cours de sa vie terrestre. Amand a voyagé, n’a pas abandonné face aux difficultés et aux échecs. Il n’a pas succombé aux biens et aux tentations du pouvoir terrestre, et ce, malgré ses nombreux contacts avec la royauté, et en particulier avec Dagobert Ier. Sa foi n’a pas faibli face à la violence qu’il a rencontrée, et dont il a été l’objet. L’attaque des assassins sur la montagne au folio 28 le place par ailleurs dans la continuité des martyrs25. Tout son travail et ses efforts lui ont permis de gravir la montagne, symbole de son élévation26.

Une continuité évoquée

33La scène de son ascension est la représentation de l’aboutissement de son voyage spirituel27. Alors que la bordure de l’enluminure du retour de Rome au folio 18v semble écraser Amand, tordant son nimbe, le fond bleu du folio 119 suit son mouvement et s’élève avec lui (fig. 3 et fig. 7). Plus de la moitié de l’enluminure pleine-page est dédiée à l’espace céleste, avec les nuées et l’ange apportant la couronne des Élus à Amand. C’est l’évocation de ce que le saint va découvrir. La nuée qui s’ouvre, dans un motif triangulaire, extrémité vers le haut, possède également ce pouvoir évocateur. Maintenant qu’il a accompli le chemin ici-bas, il va entrer dans un nouveau lieu, infini. La nuée a, au Moyen Âge, cette dimension. S’ouvrant sur l’invisible, et l’in-montrable par son caractère divin, elle évoque l’infini de Dieu, ce qui est la finalité de ce voyage.

Conclusion

34Les sept enluminures de ce corpus présentant les voyages d’Amand ont donc une utilité pratique28. Elles servent à rappeler visuellement que les différentes scènes sont à associer à des espaces géographiques différents. Leur nombre relativement important – certaines Vitae peintes n’en contiennent aucune – met en avant sa grande mobilité, nécessaire à la réalisation de sa mission évangélisatrice.

35Il s’agit également de promouvoir les différentes étapes de sa vie ecclésiastique, qui suivent ses changements de lieux. Les différentes phases depuis son éveil à la spiritualité, son entrée dans les ordres, son élection au titre d’évêque, se déroulent dans des lieux différents. Ces lieux scandent le cycle et soulignent le déroulement chronologique de la vie du saint, ce qui n’est pas toujours une préoccupation dans les cycles hagiographiques des manuscrits du Moyen Âge central.

36Le cycle peint de la Vita est une affirmation de la perfection d’Amand, évêque idéal, au cours de sa vie, et présente, étape par étape, un modèle de sainteté dont il faut s’inspirer pour espérer recevoir les mêmes trésors célestes que lui.

37Les enluminures sont édifiantes pour la communauté des moines de l’abbaye, mais aussi la communauté des fidèles de la région, pour l’évêque, qui ne doit pas craindre les violences tournées contre lui, ou de prendre la route si cela s’avère nécessaire. Car bien que le temps des évêques itinérants soit passé, au xie siècle, ils sont toujours amenés à voyager. Les synodes, les consécrations d’autel ou d’église, les baptêmes, ou encore les élévations de reliques de saints font partie de leurs devoirs. Ces devoirs suivent Amand tout au long de son cheminement spirituel et de ses pérégrinations, la prééminence de la figure de l’évêque étant alors fortement liée au cycle peint de la vie d’Amand, de sa jeunesse à son ascension.

Bibliographie

Sources

38Auteur anonyme, Historia Miraculorum sancti Amandi, dans Acta Sanctorum : Editio novissima, Feb. 1, t. 1, p. 905.

39Bibliothèque Nationale de France, MS. Lat. 2093, Gislebertus, De incendio monasterii Sancti Amandi Elnonensis anciennement le Tellier de Reims, éd. Monumenta Germaniae historica, t. 11, p. 409-432.

40Saint-Omer, BM, MS. 698, Recueil de Vies de saints, Saint-Omer (France du nord), entre 1075 et 1099.Troyes, BM, MS. 2273, Vita et Miracula sancti Mauri, Saint-Maur-des-Fossés (Île de France), vers 1100.

41Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107.

Études

42Barbara Abou-el-Haj, The Medieval Cult of Saints, formations and transformations, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

43Jérôme Baschet, Le sein du Père, Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard (Le temps des images), 2000.

44Brigitte Beaujard, Le culte des saints en Gaule - Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vie siècle, Histoire religieuse de la France, Paris, Les éditions du Cerf, 2000.

45Edina Bozoky, « La politique des reliques des premiers comtes de Flandre (fin du ixe-fin du xie siècle) », dans Les reliques, objets, cultes, symboles, dir. Edina Bozoky et Anne-Marie Helvétius, Actes de colloque (Boulogne-sur-mer, 4-6 septembre 1997), Turnhout, Brepols, 1999, p. 271-292.

46Damien Coulon et Christine Gadrat-Ouerfelli (dir.), Le voyage au Moyen-Âge. Description du monde et quête individuelle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Province (Le Temps de l’Histoire), 2017.

47Jacques Dalarun, « La mort des saints fondateurs. De Martin à François », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii-xiiie siècles), Actes de colloque (Rome, 27-29 octobre 1988), Rome, École Française de Rome, 1991, p. 193-215.

48Alain Dierkens. « Réflexions sur le miracle au haut Moyen Age », dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, Orléans, Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 25ᵉ congrès, 1994, p. 9-30.

49Anne-Marie Helvetus, Les inventions de reliques en Gaule du Nord (ixe-xiiie siècles), dans Les reliques, objets, cultes, symboles, dir. Edina Bozoky et Anne-Marie Helvétius, Actes de colloque (Boulogne-sur-mer, 4-6 septembre 1997), Turnhout, Brepols, 1999, p. 293-312.

50Jean-Claude Schmitt, « Les reliques et les images », dans Les reliques, objets, cultes, symboles, dir. Edina Bozoky et Anne-Marie Helvétius, Actes de colloque (Boulogne-sur-mer, 4-6 septembre 1997), Turnhout, Brepols, 1999, p. 145-168.

51Pierre-André Sigal, L’homme et le miracle dans la France médiévale xi-xiie siècles, Paris, Editions du Cerf, 1985.

52Cécile Treffort, L’église carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996.

Notes

1 Je remercie l’équipe des Annales de Janua pour leurs conseils et le soutien qu’ils m’ont apporté. Je remercie également Mesdames Cécile Voyer et Paméla Nourrigeon pour le temps qu’elles ont pris afin d’améliorer cet article et m’aider à clarifier mon propos. Mes remerciements, les plus sincères, à la direction de la bibliothèque de Valenciennes pour leur intérêt et pour m’avoir donné la possibilité d’illustrer cet article.

2 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107.

3 On trouve cité cet incendie dans le texte de Gislebertus, De incendio monasterii Sancti Amandi Elnonensis. Voir Bibliothèque Nationale de France [désormais BNF], MS. Lat. 2093, Gislebertus, De incendio monasterii Sancti Amandi Elnonensis, anciennement le Tellier de Reims, éd. Monumenta Germaniae historica [désormais MGH], t. 11, p. 409-432.

4  Citons par exemple l’abbaye Saint-Sauveur d’Anchin (1079, Pecquencourt, Nord, France), celle de Marchiennes (630 Marchiennes, Nord, France), d’Hasnon (670, Hasnon, Nord, France), et de Saint‑Martin de Tournai (viie, refondé dans les années 1090, Tournai, province de Hainaut, Belgique).

5  On trouve le récit de ces évènements dans le premier tome des Historia Miraculorum sancti Amandi. Voir Auteur anonyme, Historia Miraculorum sancti Amandi, dans Acta Sanctorum : Editio novissima, Feb. 1, t. 1, p. 905.

6  Ces deux mots sont issus du manuscrit de Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, folio 5v et folio 6.

7 Après sa résurrection, et devant ses Apôtres, le Christ leur confie leur mission : « Puis il leur dit : Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création. » Marc 16, 15.

8 Cette scène de la tonsure est également représentée dans le manuscrit de Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, au folio 8. Cette étape, essentielle pour le jeune moine qu’est alors Amand montre bien l’importance qu’apporte le concepteur aux étapes de la vie ecclésiastique.

9 Le dialogue entre les trois personnages est visible dans le manuscrit de Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, au folio 9. Le geste de parole et de bénédiction que réalise Austregisile vers le visage légèrement courbé d’Amand portant une tenue de voyage pourrait être une bénédiction pour son voyage vers Rome.

10 Il s’agit des folios 9v, 10 et 10v dans le manuscrit de Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107. Les deux premiers présentent Amand chassé de Saint-Pierre de Rome par un garde et la vision du saint qu’il reçoit pendant sa veille aux portes de la basilique. La troisième présente son retour en France, alors qu’il passe les Alpes.

11  On le voit dans l’axe d’étude spécifique à cette publication, le voyage. Mais il se retrouve d’une façon plus large dans tout le cycle enluminé, lors de ses interactions avec le pouvoir laïc, particulièrement. Voir Barbara Abou-el-Haj, The Medieval Cult of Saints, formations and transformations, Cambridge, Cambridge university press, 1994 qui place cette question au cœur de ses recherches et de sa publication.

12  Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, folio 11. On peut y voir un évêque bénir Amand sous le regard du roi Sigebert Ier.

13 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, folio 22. Le roi Sigebert Ier lui présente la crosse abbatiale qu’Amand reçoit, encadré par deux religieux.

14  Il est difficile d’ajouter à cette courte liste l’autorité royale, qui est placée hiérarchiquement sous l’Église comme institution, tout au long du cycle enluminé.

15  Sur ces six bateaux, trois ne sont pas véritablement associés à un des voyages d’Amand, ce qui explique pourquoi ils n’ont pas été étudiés lors de cette étude. Ils se trouvent aux folios 13v, 14 et 29 du manuscrit de Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107. Les deux premiers portent sur une pêche miraculeuse, référence à celle du Christ après sa résurrection, et à l’apparition de saint Pierre qui calma la tempête qui se levait peu après. Un jeu de miroir rapproche sensiblement Amand et Pierre dans cette seconde enluminure. Le folio 29 présente la guérison d’un moine désobéissant, Chrodobaldus.

16  Saint-Omer, BM, MS. 698, Recueil de Vies de saints, Saint-Omer (France du nord), entre 1075 et 1099.

17  Le second bateau est lié à l’un des miracles du saint, et il est associé aux risques inhérents à la navigation (vents contraires et marées).

18  Troyes, BM, MS. 2273, Vita et Miracula sancti Mauri, Saint-Maur-des-Fossés (Île de France), vers 1100.

19  Saint Benoît est connu pour avoir été également un grand voyageur et un évêque-itinérant. L’hagiographe de saint Amand pouvait avoir ce modèle à l’esprit en écrivant son récit hagiographique.

20 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107.

21  Nous ne l’avons toutefois pas pris en compte dans cette étude.

22 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107.

23  Troyes, BM, MS. 2273, Vita et Miracula sancti Mauri, Saint-Maur-des-Fossés (Île de France), vers 1100.

24 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107. Il s’agit en réalité de deux enluminures pleines pages se répondant. Au folio 118v, on peut voir saint Aldegonde en prière et un ange venir à sa rencontre, entrainant la vision qui est peinte au folio 119.

25 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107.

26  La montagne comme allégorie de l’élévation spirituelle est un thème qui se retrouve dans de nombreuses cultures (l’idée d’une montagne sacrée).

27 Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, folio 119.

28  Valenciennes, BM, MS 0502 (461), Vita et miracula s. Amandi, Abbaye de Saint-Amand (France du nord), entre 1066 et 1107, folios 6, 10v, 18v, 22v, 30, 30v et 119.

Pour citer ce document

Par Lisa Dubost, «Les voyages de saint Amand, évangélisateur de la Flandre, dans le cycle enluminé du manuscrit 502 conservé à la bibliothèque municipale de Valenciennes1», Annales de Janua [En ligne], Axe 3 : Tribulations des voyageurs, n° 8, Les Annales, mis à jour le : 25/09/2020, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=2949.

Quelques mots à propos de :  Lisa Dubost

Statut : Étudiante en master 2 Archives à Angers après un master recherche en histoire de l’art médiéval validé avec mention bien en 2019 - Laboratoire : CESCM - Directeur de recherche : Madame Cécile Voyer - Sujet de Master 1 : Les miracles thaumaturgiques dans les enluminures françaises du xie et xiie siècles - Sujet de Master 2 : La prééminence de l’évêque dans le cycle iconographique de la Vie de saint Amand dans les manuscrits 500 à 502 conservés à la Bibliothèque Municipale de Valenciennes ...

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