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Le comté de Sens entre Burgundia et Francia (ixe-xiiie siècle)
Espaces et pouvoirs dans les sources narratives senonaises.
Le comté de Sens entre Burgundia et Francia (ixe-xiiie siècle)
Par Damien Varenne
Publication en ligne le 26 avril 2023
Résumé
The study of the places mentioned in several narrative sources of the Sénonais (ixth-xiith century) allows us to understand the spatial universe of the authors and to analyze the links that this universe maintains with the political evolution of the time. In particular, it allows us to understand the evolution of the notion of Francia during the period studied.
L’étude des lieux mentionnés dans plusieurs sources narratives du Sénonais (ixe-xiie siècle) nous permet de comprendre l’univers spatial des auteurs et d’analyser les liens que celui-ci entretien avec les évolutions politiques du temps, et notamment l’évolution de la notion de Francia durant la période étudiée.
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Table des matières
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Espaces et pouvoirs dans les sources narratives senonaises.Le comté de Sens entre Burgundia et Francia (ixe-xiiie siècle) (version PDF) (application/pdf – 5,0M)
Texte intégral
Introduction
1Dans son Atlas de l’Histoire de France consacré au Moyen Âge1, Olivier Guyotjeannin établit une carte de l’univers de Richer de Reims et Adémar de Chabannes en y figurant les lieux cités dans leur œuvre historiographique. Cet exercice permet d’établir un univers dicté par les considérations religieuses et politiques mais aussi par l’appartenance à une patrie, la Francia pour Richer, l’Aquitaine pour Adémar.
2Sans surprise chacun insiste dans son ouvrage sur les espaces qui lui sont les plus proches et familiers. On aurait tort cependant de limiter cette vision à une simple problématique géographique. C’est bien une vision du monde dans toutes ses dimensions qui est à l’œuvre.
3Dans cette étude nous nous proposons d’effectuer une recherche similaire à partir de plusieurs sources historiographiques sénonaises. Nous nous pencherons principalement sur trois ouvrages : les Annales de Sainte-Colombe de Sens (xe-xiiie siècle), l’Historia Francorum Senonensis (1015-1031) et la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif (fin xie-début xiie siècle)2. En relevant les toponymes figurant dans ces œuvres nous tenterons de comprendre quelles sont les logiques qui sous-tendent leur répartition en insistant sur leur lien avec les évolutions politiques que connaît le Sénonais entre le début du xe et la fin du xiie siècle.
Les sources et leur univers spatial
4La première source étudiée, les Annales de Sainte-Colombe de Sens, abbaye située au nord de Sens, est composée d’une série de notes chronologiques, dont l’écriture débute à la fin du ixe siècle, ajoutées en marge d’une table pascale3.
5L’examen des lieux cités dans ces annales entre le ixe siècle et 1100 fait apparaître un espace situé autour des vallées de l’Yonne, de la Seine et de la Marne (notamment les grandes capitales carolingiennes du xe siècle que sont Reims et Laon) avec des mentions plus excentrées en Normandie ou dans le Poitou, ainsi que Rome.
Fig. 1 : Carte des lieux mentionnés dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens jusqu’en 1100 © Damien Varenne (voir l'image au format original)
6L’Historia Francorum Senonenis est une courte chronique rédigée par un clerc anonyme de Sens entre 1015 et 1031. La chronique fait apparaître une plus grande densité de lieux que les Annales de Sainte-Colombe. Certains sont cependant directement copiés des Annales ou d’une source commune. L’espace représenté est cependant assez similaire, concentré autour de l’Yonne et les pagi limitrophes à celui de Sens. L’espace robertien et capétien (vallée de la Seine autour de Paris, Orléans) est bien représenté, ainsi que l’espace carolingien de la fin du ixe et du xe siècle (Compiègne, Laon, Reims). On trouve aussi quelques mentions plus éloignées, Bayeux en Normandie, Poitiers, Cologne et Aix-la-Chapelle, Lyon, Arles ainsi que des villes italiennes dont, bien sûr, Rome.
Fig. 2 : Carte des lieux mentionnés dans l’Historia Francorum Senonensis © Damien Varenne (voir l'image au format original)
7Dans la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif (fin xie-début xiie siècle) nous nous sommes intéressés à la partie que Robert-Henri Bautier nomme les « annales de l’abbatiat d’Arnaud », rédigée entre 1109 et 1124 sur l’ordre d’Arnaud, abbé de Saint-Pierre-le-Vif (abbaye située à l’est de Sens), et peut-être en partie par lui.
8Cette partie de la Chronique est surtout centrée autour des démêlés du monastère Saint-Pierre-le-Vif et de son abbé avec son prieuré de Mauriac (Cantal), ce qui explique la concentration de lieux cités à l’ouest du Massif Central. L’espace défini par la chronique est par ailleurs surtout concentré autour des vallées de l’Yonne, de la Seine (jusqu’à Melun) et de la Loire. L’espace capétien y est moins évoqué que dans nos autres sources (Paris, par exemple, n'est pas cité). Les mentions de lieux éloignés se font plus larges puisqu’à l’Italie (Rome et Monte Cassino) s’ajoutent le Languedoc, la Catalogne (Montpellier et Barcelone) et l’Angleterre (Winchester et Canterbury).
Fig. 3 : Carte des lieux mentionnés dans les « Annales de l’abbatiat d’Arnaud (1109-1124) © Damien Varenne (voir l'image au format original)
La définition d’un espace politique
9L’horizon premier des rédacteurs des annales et chroniques sénonaises est bien sûr celui de leur monastère et de leur ville. Rien d’étonnant évidemment à ce que les mentions des églises sénonaises et de leurs possessions soient légion. Destruction et reconstruction des édifices rythment notamment les sources monastiques4. Cette concentration de l’attention de l’auteur autour des affaires de son monastère peut d’ailleurs ouvrir à des horizons plus lointains. C’est le cas pour l’abbé Arnaud qui relate ses voyages dans le Massif Central pour remettre au pas le prieuré de Mauriac5.
10Les grands événements religieux offrent aussi un autre horizon. La présence insistante de Rome dans toutes nos sources est évidemment due à l’importance du pape, qui commence à s’affirmer à la fin du xe et surtout au début du xie siècle. De même, les mentions d’Arles et de Lyon dans l’Historia Francorum Senonensis, sont dues au récit d’un déplacement du pape Jean VIII depuis Rome jusqu’au concile de Troyes en 8786.
11Si l’on met ces mentions de côté, quel est l’espace dessiné par nos sources ?
C’est la prépondérance des lieux associés à la royauté qui frappe. Dans les Annales de Sainte-Colombe et l’Historia Francorum Senonensis, œuvres de la fin des temps carolingiens et du début de la période capétienne, on trouve mentionnées les capitales des derniers rois carolingiens. Les Annales citent ainsi Laon et Reims à l’occasion des sacres de Louis IV et Lothaire. De même, la ville de Bayeux est mentionnée à la fois dans les Annales et l’Historia Francorum Senonensis pour la défaite qu’y subit Louis IV en 9457. Si, dans les « Annales » de l’abbé Arnaud, on enlève les lieux cités dans le cadre strict des affaires du monastère Saint-Pierre-le-Vif, trois types de lieux se détachent alors sur la carte :
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ceux en lien avec la vie du diocèse de Sens (mort de l’archevêque Richer et élection de son successeur Daimbert par exemple),
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ceux qui concernent les affaires générales de l’Église (conciles de Reims, Châlons, Beauvais et Poitiers),
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tous les autres, en relation avec la politique royale (mort et inhumation de Philippe Ier à Meaux et Fleury, sacre de Louis VI à Orléans, prise de la Ferté-Alais par ce roi, envoi d’une ambassade au roi de France depuis Barcelone).
12Cependant, si au début du xiie siècle la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif ne semble plus s’intéresser - pour tout ce qui n’a pas trait aux affaires ecclésiastiques - qu’au roi, ce n’est pas encore le cas des Annales de Sainte-Colombe et de l’Historia Francorum Senonensis. Ces deux sources accordent aussi une large place aux proceres Francorum. Les lieux évoqués par ces deux textes permettent notamment de retracer la lutte de Richard le Justicier et Robert (le frère du roi Eudes) contre les Normands : l’irruption de ces derniers à Saint-Florentin et la victoire de Richard contre ce groupe aux confins du pagus de Tonnerre8 et la victoire de Richard et Robert à Chartres. Les Annales relatent aussi la prise de Sens par Richard en 895. De même, la ville de Soissons est mentionnée comme étant le lieu de la bataille entre Charles le Simple et Robert en 923 ainsi que celui de l’élection de Raoul par ces deux sources. Après 936, celles-ci se concentrent sur le personnage d’Hugues le Grand, d’abord par ses interactions (positives ou négatives) avec la royauté carolingienne, puis, à la fin de sa vie, par ses actions en elles-mêmes : son échec devant Poitiers puis sa mort à Dourdan et son inhumation à Saint-Denis9.
Sens, entre Burgundia et Francia
13Observe-t-on une évolution de cet espace politique dans le temps ? L’analyse des lieux cités dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens est particulièrement éclairante de ce point de vue. Si l’on compare les lieux évoqués pour la période se situant avant 936 à la période suivante on constate une bascule nette de l’espace du nord de la Bourgogne (d’Auxerre à Sens) à celui du nord de la Seine.
Fig. 4 : Carte des lieux mentionnés dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens jusqu’en 936 © Damien Varenne (voir l'image au format original)
Fig. 5 : Carte des lieux mentionnés dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens (936-1100) © Damien Varenne (voir l'image au format original)
14Le premier indice de la place de Sens dans les Regna composant le Regnum Francorum dans les Annales se trouve dans le récit d’une famine en 86810 : après avoir mentionné que la famine touche surtout l’Aquitaine et la Bourgogne, le scribe raconte les horreurs qui fleurissent à Sens. On peut donc en déduire que le pagus de Sens est alors une composante du regnum de Bourgogne.
15Plus éclairante encore, la mention de l’invasion normande de 885-886. Après avoir assiégé Paris, les Normands vont à Sens puis « retournent en Francia »11. C’est donc forcément que cette cité est située à l’extérieur des limites de cette dernière, en Bourgogne donc.
16Si le terme de Francia apparaît bien dans nos sources au xie siècle, aucune ne mentionne Sens comme appartenant à cet espace. Les Annales de Sainte-Colombe continuent à faire mention des activités des ducs de Bourgogne jusqu’au début du xie siècle, mais surtout pour relater leurs relations avec les Robertiens et Capétiens12.
17Cependant, au début du xiie siècle, Sens est en Francia. Cela apparaît clairement dans le récit que fait l’abbé Arnaud de Saint-Pierre-le-Vif de ses déboires pour remettre au pas le prieuré de Mauriac. Au cours d’une rixe qui oppose l’abbé et les moines de Saint-Pierre-le-Vif aux partisans du doyen rebelle de Mauriac, les premiers sont ainsi qualifiés de « monachi de Francia »13. Peu après, Arnaud fait crier à une femme qui assiste à l’émeute : « Frappez, tuez, brûlez tous ces Français ! » (Percutite, occidite, ardete Francos illos !)14.
18Cette bascule est à mettre en rapport avec l’évolution politique. De 895 à 936, la ville de Sens est sous la domination de Richard le Justicier puis de son fils Raoul (qui devient roi en 923) dont l’épicentre du pouvoir se situe à Auxerre et Sens. En 936 ou 937, Sens est prise par Hugues le Grand tandis qu’Hugues le Noir, frère de Raoul, se replie sur la Bourgogne intérieure. Dès lors les Annales se recentrent sur l’action d’Hugues le Grand et des rois carolingiens. De même, les lieux cités au nord de la Bourgogne par l’Historia Francorum Senonensis correspondent tous aux événements cités avant 936 par les Annales (ils sont d’ailleurs directement repris de ces dernières ou d’une source commune) à une exception près : Avallon, mais la ville est citée en rapport avec l’activité royale, en l’occurrence son siège par Robert le Pieux en 1005.
19Il convient donc, afin de saisir pleinement l’espace politique tel que pouvait alors se le représenter le clergé sénonais, de se pencher sur la notion de Francia, associée à celle de Bourgogne. Nous étudierons donc tout d’abord le sens que prend le terme de Francia dans les sources narratives sénonaises (en élargissant un peu le champ de celles-ci) puis nous verrons en quoi l’usage de ce terme montre un basculement de la ville de Sens de la Bourgogne vers la Francia.
La Francia, une notion à géométrie variable
20Les notions de Francia et de Bourgogne s’intègrent dans ce que l’on appelle les Tria Regna15 qui désignent les trois royaumes que dominaient les rois francs mérovingiens : Francia, Burgundia et Aquitania. Nous nous pencherons surtout sur la notion de Francia, la plus présente dans nos sources.
21Que signifie ce terme avant tout ? Il est évident dès l’abord qu’il faut le mettre en rapport avec celui de Franci, le peuple des Francs qui s’installe en Gaule du nord, avec la bénédiction des autorités romaines, au cours des ive et ve siècles. La Francia c’est d’abord le territoire occupé et administré par les Francs.
22Dès l’époque mérovingienne le terme de Francia définit l’ensemble de ce que l’on appelle plus couramment le Regnum Francorum. Cette acception est cependant peu répandue et l’on trouve aussi un sens plus restreint du terme où il sert d’autre nom à ce que l’on appelle la Neustrie16.
23L’acception large de ce terme se perpétue jusqu’aux temps carolingiens, puisque l’on trouve le terme de Francia dans quelques actes de Charlemagne et capitulaires impériaux, mis en opposition avec la notion d’Italia17. De même Eghinard, Nithard et d’autres auteurs emploient le mot avec ce sens. Après les partages du milieu du ixe siècle, le terme de Francia sert aussi à désigner un des royaumes sur lequel règne un descendant de Louis le Pieux18.
24Sa signification, dans les sources narratives que nous étudions, est cependant généralement plus restreinte. Dans les Annales de Sainte Colombe de Sens, la mention du retour des Normands, en 886, depuis Sens, vers la Francia, nous permet de circonscrire cette dernière aux régions du nord de la Loire. Il est aussi indiqué pour l’année 955 : « Cette année-là, au mois d’août, le susdit Hugues [le Grand] assiégea dans la cité de Poitiers, avec l’aide des Francs et des Bourguignons, le comte Guillaume ; mais après son échec il retourna en Francia. » La Francia est donc le territoire peuplé par les Franci dont les limites sont définies par celle de la Bourgogne et de l’Aquitaine (au sud de la Loire).
25Les Annales de Sainte-Colombe montrent donc bien qu’au xe siècle, à Sens, la Francia cesse de pouvoir désigner le royaume tout entier pour ne plus être définie que comme la zone située entre Loire et Meuse (à l’exception de la Normandie) où agissent, et parfois s’affrontent, le rex Francorum et le dux Francorum.
26Dans les sources narratives du début du xie siècle, L’historia Francorum Senonensis et la Chronique d’Odorannus19, le terme de Francia garde le même sens. On trouve chez le moine de Saint-Pierre-le-Vif une définition précise de la limite sud de la Francia. En effet, lorsqu’il relate la semi-légendaire fondation de son monastère par Théodechilde et qu’il énumère les donations qui lui auraient été faites, il n’oublie pas de préciser que ces donations se faisaient de part et d’autre de la Loire, frontière de la Francia, située au nord de ce fleuve20.
27Quant à la frontière nord de cet ensemble, elle a évolué avec le temps si l’on en croit l’auteur anonyme de l’Historia Francorum Senonensis. En effet, lors du partage de 843, Charles le Chauve et Lothaire se partagèrent la Francia tandis que leur frère Louis recevait la Bavière. C’est alors que la partie de Lothaire prit le nom de son roi « par lequel elle est appelée jusqu’à aujourd’hui »21.
28La Francia est donc une notion géographique qui peut évoluer aux yeux d’un clerc sénonais : elle était jadis constituée de la Lotharingie et à minima de la partie nord du royaume de Charles le Chauve (ce dernier obtient, d’après l’auteur anonyme, le regnum Francorum, signe qu’il fait une distinction entre le royaume entier et la petite Francia), mais le partage et la nouvelle dénomination de l’ancienne Francia de l’est font que seule la partie située dans le royaume de l’ouest peut prétendre désormais au nom de Francia.
29Pour le reste ces deux sources reprennent le même sens que celles du xe siècle. La Francia est ainsi un espace éminemment lié à l’activité royale. Dans l’Historia Francorum Senonensis le mot apparaît ainsi le plus souvent pour exprimer le retour du roi dans sa région de résidence après un voyage ou une expédition dans d’autres parties du royaume, voire au-dehors22. La Francia est donc plus que jamais une notion liée au roi au point que lorsque l’Historia mentionne la mort de Louis V elle indique « Obiit Hlodovicus rex iuvenis, qui regnavit in Frantia annis 9 ».
30Dans les Annales de Sainte-Colombe, dont la rédaction continue durant cette période, la notion de Francia n’apparaît qu’une fois pour le xie siècle. Pour l’année 1056 est mentionnée la mort de Saint Thibaud en Italie ; à Vincenzo, les os du saint sont déposés en Francia au plus tard en 1078, précisent les Annales23. On sait par cette même source que celui qui fit transporter ces reliques est le propre frère de Saint-Thibaud, Arnolf, par ailleurs abbé de Sainte-Colombe.
31On ne peut retenir grand-chose de cette unique mention, la Francia ici présentée pourrait tout autant être le royaume de France que la petite Francia. La logique laisserait cependant penser que la deuxième solution est la plus probable puisque Sens a alors glissé depuis quelques années de la Burgundia vers la petite Francia.
32La recherche du terme Francia dans la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, en ne nous limitant pas, cette fois-ci, aux « Annales de l’abbatiat d’Arnaud », laisse planer une certaine ambiguïté sur le sens qu’il prend sous la plume des auteurs de la chronique.
33Lorsqu’est relatée l’ambassade envoyée en Russie par Henri Ier pour demander la main de la fille du prince de Kiev, il est indiqué qu’une fois l’affaire menée à bien, les ambassadeurs reviennent « in Franciam » avec la future reine et de nombreux cadeaux24. De même, lors du sacre de son fils Philippe, en 1059, ce sont les « proceres Franciæ » qui viennent assister à la cérémonie25. Enfin, après la mort d’Henri Ier, l’auteur de la chronique écrit que le comte Baudoin de Flandres gouverne la Francia au nom de Philippe Ier.
34Difficile à partir de ces exemples de déterminer ce qu’est la Francia présentée ici. Il pourrait tout autant s’agir du Regnum Francorum que de la Francia d’entre Loire et Meuse, voire d’entre Loire et Seine. Une constante subsiste néanmoins, la Francia n’apparaît une nouvelle fois que liée à l’activité royale, activité à l’échelle de tout le royaume puisqu’il s’agit d’instants où le roi révèle la facette la plus publique de sa personne : le sacre, le mariage, la régence.
35Cet aspect peut d’ailleurs nous orienter sur le sens à donner à la Francia. On peut aisément avancer que si cette notion est mise en avant dès lors que l’on présente l’action du pouvoir royal dans son acception la plus large c’est qu’elle exprime l’espace du Regnum Francorum tout entier.
36Plusieurs indices parlent en ce sens. Remarquons tout d’abord que le terme de « proceres Franciæ » pour désigner les grands présents lors du sacre de Philippe Ier circonscrit un cercle beaucoup plus large que la seule noblesse de la petite Francia. En effet on sait par le procès-verbal que l’archevêque de Reims Gervais a tenu de cet événement que les grands, religieux comme laïcs, qui y ont assisté venaient non seulement de Francie, mais aussi de Bourgogne et d’Aquitaine26.
37Autre indice qui permettrait d’interpréter le terme de Francia dans la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, le récit qu’elle fait du raid de Lothaire, en 978, sur Aix-la-Chapelle et la guerre qui s’ensuivit entre l’avant-dernier carolingien et Otton II27. Ce passage est largement repris, presque mot pour mot la plupart du temps, de l’Historia Francorum Senonensis. Un détail révélateur en diverge cependant. L’Historia, lorsqu’elle relate l’accord passé entre Lothaire et Otton II à la fin du conflit et la renonciation du premier à la Lotharingie souligne le désaccord du duc de Bourgogne et d’Hugues Capet, alors dux Francorum28. Or le pseudo-Clarius évoque le désaccord des « Proceres Francie ». Comme il est évident que le scribe de la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif avait l’Historia Francorum Senonensis sous les yeux lorsqu’il rédigeait son récit il devient clair que la Francia est une réalité plus large à ses yeux que la simple Francie. Elle est un équivalent du Regnum Francorum.
38Dans les « Annales de l’abbatiat d’Arnaud », le terme de Francia apparaît assez peu mais les mentions en sont révélatrices.
39La première occurrence qui en est faite approfondit cependant le problème que nous cherchons à résoudre. Est relatée l’ambassade envoyée en 1109 par le comte de Barcelone au roi Louis pour lui demander une aide contre les Almoravides. Les faits sont ainsi racontés : « Ceux-ci [les envoyés du comte de Barcelone], rapportant au roi de France [« Francie regi] les plaintes de leurs concitoyens et compatriotes, le trouvèrent impliqué dans diverses opérations militaires, à savoir contre le roi d’Angleterre et duc de Normandie, qui, contre les lois divines et humaines, refusait de lui rendre l’hommage qu’il lui devait et doit aux rois de France (« regibus Francorum ») ; il en était de même du comte de Poitiers [c'est-à-dire le duc d’Aquitaine] et du duc de Bourgogne et de bien d’autres grands qui sont sujets du roi des Francs (« qui sunt sub rege Francorum ») »29.
40Louis VI est donc qualifié dans la même phrase de rex Franciæ et de rex Francorum. La première possibilité est que les deux termes sont équivalents aux yeux du scribe, qui les emploie tous deux afin d’éviter trop de répétitions. Remarquons cependant une chose, Louis VI est qualifié de rex Francorum lorsque l’on veut mettre en avant sa supériorité de droit sur ses grands vassaux, les ducs de Normandie, d’Aquitaine et de Bourgogne. Le titre de rex Franciae exprime donc ici une vérité générale et relativement neutre, tandis que celui, plus traditionnel, de rex Francorum sert davantage à montrer l’ascendant que le roi peut exercer sur ses vassaux, notamment quand ces derniers le contestent. Il ne faut donc pas penser que le terme de Francia servirait ici à n’exprimer que les régions sur lesquelles Louis VI impose sa domination directe, il s’agit plutôt, dans la titulature royale, d’un terme neutre, et vraisemblablement de plus en plus couramment employé en dehors des actes officiels.
41Autre mention, la présence de « proceres regni Franciae » aux côtés du roi désigné Louis VI lors de la translation des reliques de saint Benoît à Fleury en 110730. Qu’est-ce que le regnum Franciae présenté ici ? Difficile à savoir : Il est évident que la suite de Louis VI devait être composée de nobles venant de la région sous l’autorité directe du roi, de Francie donc. Néanmoins l’assistance pouvait être également composée de grands laïcs venant d’autres parties du royaume (ni l’Aquitaine ni la Bourgogne ne sont très éloignées et l’on sait par la même source que l’évêque d’Auxerre était par exemple présent).
42Plus éclairant est le récit que fait l’abbé Arnaud de son voyage dans la région de Mauriac, en Auvergne. La narration pleine de vie qu’en fait l’abbé fourmille de détails intéressants sur les mille contrariétés que pouvait subir un voyageur à cette époque ainsi que sur les liens entre autorités laïques et religieuses au niveau local. Ce qui nous intéresse cependant est l’accueil que reçoivent l’abbé et sa suite et la manière dont ils sont perçus par les locaux.
43Dans le passage, déjà cité, de la rixe opposant les moines de Sens à ceux de Mauriac, les premiers sont qualifiés de « moines de Francia ». Ici, pas de doute, la Francia correspond à la Francie et les « Français » en sont les habitants. On retrouve ici un phénomène déjà bien étudié qui est la naissance d’une conscience et d’une identité régionale dans les différentes composantes du Regnum Francorum dès le xie siècle. Ces identités « ethniques » s’opposent les unes aux autres dans des rivalités parfois violentes31.
44Dans la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, La Francia exprime donc deux réalités : la Francie tout d’abord, espace au nord de la Loire mais aux frontières assez peu précises où le roi exerce encore sa domination directe, sinon une influence très perceptible ; mais aussi la France, c'est-à-dire le royaume tout entier. Cette deuxième acception reste malgré tout limitée. Elle n’est utilisée par les auteurs de la Chronique que lorsqu’ils racontent un événement qui, par sa portée symbolique, exprime la fonction royale dans son acception la plus universelle, notamment lorsqu’il est accompagné des grands du royaume qui relaient l’autorité publique dans le reste du royaume.
45L’étude des sources narratives sénonaises permet donc de mettre en valeur la perméabilité de l’univers spatial des clercs de Sens aux évolutions politiques en même temps qu’une réelle stabilité : les notions de Francia et de Bourgogne perdurent durant toute notre période tout en évoluant en fonction des rapports de force politiques.
Bibliographie
Sources
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Historia Francorum Senonensis, Monumenta Germaniae Historica, SS, 9, Hannover, 1851, p. 364-369.
Odorannus, Opera Omnia, éd. et trad. Robert-Henri Bautier et Monique Gilles, Paris, éditions du CNRS, 1972.
Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, dite de Clarius, éd. et trad. par Robert-Henri Bautier et Monique Gilles, Paris, éditions du CNRS, 1979.
Maximilien Quantin, Cartulaire général de l’Yonne, t. 1, Auxerre, Perriquet, 1854.
Richard A. Jackson, Ordines coronationis Franciae, v. 1, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995.
Études
Carlrichard Brülh, Naissance de deux peuples, « Français » et « Allemands », ixe-xie siècle, Paris, Fayard, 1994.
Joachim Ehlers, « Sentiment impérial, monarchie et régions en Allemagne et en France pendant le Haut Moyen Âge », dans Identité régionale et conscience nationale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, dir. Rainer Babel et Jean-Marie Moeglin, Sigmaringen, Jan Thorbecke Verlag, 1997, p. 15-25.
Nicolas Lemas, Les Mérovingiens, Paris, Armand Colin, 2016.
Margret Lugge, Gallia und Francia im Mittlealter. Untersuchungen über den Zusammenhang zwischen geographisch-historischer Terminologie une politischem Denken vom 6.-15 Jahrhundert, Bonn, Ludwig Röhrscheid Verlag, (Bonner Historische Forschungen, n. 15), 1960.
Karl Ferdinand Werner, « Les nations et le sentiment national dans l’Europe médiévale », Revue Historique, t. 496, Paris, PUF, 1970, p. 285-304.
Outils
Jean Boutier (dir.), Olivier Guyotjeannin, Gilles Pécout, Guillaume Balavoine (cartographie), Grand Atlas de l’histoire de France, Paris, éditions Autrement, 2011.
Documents annexes
- Fig. 1 : Carte des lieux mentionnés dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens jusqu’en 1100 ©Damien Varenne
- Fig. 2 : Carte des lieux mentionnés dans l’Historia Francorum Senonensis © Damien Varenne
- Fig. 3 : Carte des lieux mentionnés dans les « Annales de l’abbatiat d’Arnaud (1109-1124) © Damien Varenne
- Fig. 4 : Carte des lieux mentionnés dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens jusqu’en 936 © Damien Varenne
- Fig. 5 : Carte des lieux mentionnés dans les Annales de Sainte-Colombe de Sens (936-1100) © Damien Varenne
Notes
1 Nous avons utilisé ici la réédition de cet atlas (édité initialement en 2005) dans une version le groupant avec ceux de la France moderne et contemporaine : Grand Atlas de l’histoire de France, Jean Boutier (dir.), Olivier Guyotjeannin, Gilles Pécout, Guillaume Balavoine (cartographie), éditions Autrement, Paris, 2011, p. 55.
2 Annales Sanctae Columbae Senonensis, MGH, SS, 1, p. 102-109 ; Historia Francorum Senonensis, MGH, SS, 9, p. 364-369 ; Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, dite de Clarius, éd. et trad. Robert-Henri Bautier et Monique Gilles, éditions du CNRS, 1979.
3 Le manuscrit de ces annales est le reg. Lat. 755 à la bibliothèque vaticane. Il est disponible en ligne : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Reg.lat.755
4 Annales Sanctae Columbae Senonensis, op. cit., p. 105. Y est mentionné l’incendie qui détruit l’abbaye en 936.
5 Un premier voyage de l’abbé Arnaud, en 1105, est mentionné dans la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, (op. cit. n. 2), p. 145-147. Un deuxième voyage, ayant eu lieu en 1109-1110, est conté de manière beaucoup plus détaillée aux pages 155-171 de cette même chronique.
6 Historia Francorum Senonensis, (op. cit. n. 2), p. 365.
7 Annales Sanctae Columbae Senonensis, (op. cit. n. 2), p. 105 ; Historia Francorum Senonensis, (op. cit. n. 2), p. 366.
8 Annales…, (op. cit. n. 2), p. 104, anno 899, seul le raid des Normands y est évoqué, sans que la victoire de Richard soit mentionnée. Celle-ci est évoquée dans l’Historia Francorum Senonensis, (op. cit. n. 2), p. 365.
9 Annales Sanctae Columbae Senonensis, p. 105 ; Historia Francorum Senonensis, (op. cit. n. 2), p. 366.
10 « Exsititit eo anno fames et mortalitas inaudita per totum fere imperium Francorum, sed maxime per Aquitaniam et Burgundiam », Voir Annales de Sainte-Colombe de Sens, (op. cit. n. 2), p. 103.
11 « Hoc anno (…) accenderunt Nortmanni Sennis a Parisius, et sequenti in Maio mense redierunt in Francia », Annales de Sainte-Colombe de Sens, (op. cit. n. 2), p. 104.
12 Les Annales mentionnent les relations d’alliance entre Gilbert de Bourgogne et Hugues le Grand dans les années 950 puis le décès du duc Henri en 1002. Annales de Sainte-Colombe de Sens, (op. cit. n. 2), p. 105.
13 Voir Ibid., p. 158.
14 Ibid., p. 160.
15 L’expression est cependant polysémique puisqu’elle peut aussi désigner la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne, l’Aquitaine formant souvent une entité dépendante de ces trois royaumes. Cependant, à l’époque que nous étudions, les notions de Neustrie et d’Austrasie ont fusionné.
16 Nicolas Lemas, Les Mérovingiens, Armand Colin, 2016, p. 51.
17 Carlrichard Brülh, Naissance de deux peuples, « Français » et « Allemands », ixe-xie siècle, Fayard, 1994, p. 68-81. L’étude consacrée par Margret Lugge, Gallia und Francia im Mittlealter. Untersuchungen über den Zusammenhang zwischen geographisch-historischer Terminologie une politischem Denken vom 6.-15 Jahrhundert, Diss. Phil. Bonn, 1960 (Bonner Historische Forschungen, 15) reste fondamentale aujourd’hui sur ces questions.
18 Voir par exemple l’acte de Charles le Chauve en faveur du comte (sans doute de Sens) Conrad daté du 4 septembre 876 : « Data II nonas septembris, indictione IX, anno XXXVII regni domni Karoli imperatoris in Francia, et in successione Hlotarii VII, et imperii ejus primo », Maximilien Quantin, Cartulaire général de l’Yonne, t. 1, n° LI, Auxerre, 1854, p. 100-101. Ici le terme de Francia désigne de manière évidente le royaume de l’ouest. Voir aussi l’acte de Charles le Gros de 886 donnant des biens du pagus de Sens à l’un de ses fidèles, Bernilo : « Data V kalendas novembris anno incarnationis DCCCLXXXVI, indictione IV, anno imperii piissimi imperatoris Karoli, in Italia VI, in Francia V, in Gallia II. », Maximilien Quantin, (op. cit. n. 18), n° LVIII, p. 114-115. Ici, le terme Francia désigne la Francia Orientalis, c’est-à-dire le royaume de Germanie.
19 Nous n’avions pas, jusqu’ici, utilisé cette source car la carte des lieux qu’elle mentionne est assez redondante avec les autres, notamment parce qu’Odorannus emprunte assez largement son récit (du moins dans sa première partie) aux Annales de Sainte-Colombe.
20 Odorannus, Opera Omnia, éd. et trad. Robert-Henri Bautier et Monique Gilles, éditions du CNRS, Paris, 1972, « Quicquid vero citra Ligerim, id est in Francia, vel ultra Ligerim, id est in Aquitania ».
21 « Ex quibus Karolus qui appellatur Calvus regnum Francorum et imperium Romanorum obtinuit, Hlotarius vero partem Franciae sibi vindicavit, quae usque in hodiernum diem ex suo nomine Hlotarii regnum apellatur. Hludovicus autem Bavariam sibi vindicavit unctusque est in regem », Historia Francorum Senonensis, MGH, SS 9, G.H Pertz (éd.), Hannovre, 1851, p. 365.
22 L’exemple le plus parlant est celui du raid de Lothaire sur Aix-la-Chapelle en 978 : « Depredato itaque Hlotarius rex palatio et tota provintia, reversus est in Frantiam cum pace » puis après le siège de Paris par Otton II et sa fuite, poursuivi par l’armée de Lothaire, ce dernier « reversus est in Frantiam cum magna victoria », Historia Francorum Senonensis, (op. cit. n. 21), p. 367. De même, en 1003, après avoir envahi la Bourgogne et pris assiégé Avallon, le roi Robert « reversus est in Frantiam. », (op. cit. n. 21), p. 369.
23 « Anno gratie 1056 sanctus Theobaldus, nobilis genere reclusus in Vincencia Venitie urbe, 12 conversionis sue anno obit miraculis clarus ; ossa eius in Franciam deferuntur. » Les reliques sont transportées en 1078 précise la chronique : « Anno gratie 1078, Arnulphus abbas sancte Columbe, ossa sancti Theobaldi fratris sui ab Italia defert, et in eadem ecclesia locat. », Annales Sanctae Columbae Senonensis, (op. cit. n. 20), p. 106.
24 « Quo sille com [sic] pluribus donis et cum filia remisit in Franciam. », Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, (op. cit. n. 20), p. 122.
25 « Deinde rex Hainricus, convocatis proceribus Franciae, filium suum Philippum per manus Gervasii Remorum archiepiscopi in regem fecit unguere », Ibid., p. 124.
26 Ordines coronationis Franciae, t. 1, Richard A. Jackson, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 217-232.
27 Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, (op. cit. n. 20), p. 92-95.
28 Voir Historia Francorum Senonensis, (op. cit. n. 21), p. 367.
29 Voir Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, (op. cit. n. 20) p. 148.
30 Voir ibid., p. 150.
31 Voir notamment les articles de Karl Ferdinand Werner, « Les nations et le sentiment national dans l’Europe médiévale », Revue Historique, t. 496, PUF, 1970, p. 285-304 et Joachim Ehlers, « Sentiment impérial, monarchie et régions en Allemagne et en France pendant le Haut Moyen Âge », dans Identité régionale et conscience nationale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, Sigmaringen, 1997, p. 15-25.
Pour citer ce document
Le comté de Sens entre Burgundia et Francia (ixe-xiiie siècle)», Annales de Janua [En ligne], Les Annales, n° 9, mis à jour le : 13/11/2023, URL : https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr:443/annalesdejanua/index.php?id=3130.
Quelques mots à propos de : Damien Varenne
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