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Fonction et usage de la lettre de rémission chez les ducs de Bourgogne à la fin du Moyen Âge
Par Rudi Beaulant
Publication en ligne le 02 avril 2015
Résumé
The letter of remission is a codified document given by the prince, stopping any procedure against people. It forgives the criminal and brings him back his good fama. It allows the historian to wonder about the forgiveness procedure that was established first by the monarchy, then by several territorial princes notably the dukes of Burgundy. The conditions in which these documents were produced at the end of the Middle Ages, their multiple copies and the copies that were made several decades after the initial pardon and that are conserved in the chartrier of the dukes of Burgundy in the Archives Départementales de Côte d’Or invites us to analyze the different practices through time, first by the princely authority and then by those who made later copies. It is possible to ask oneself to what extent the letter of remission was used as a political means by analyzing the evolution of the vocabulary, but also by studying the portrait of the good subject and the good prince which are depicted in these letters. Finally we have to insist on the fact that the letter of remission is not an isolated document, but rather interacts with other pieces of procedure which is a way for the prince to assert his power.
La lettre de rémission est un document codifié octroyé par le prince arrêtant toute procédure judiciaire à l’encontre d’un justiciable, qui non seulement le gracie mais le rend également à sa bonne fama. Elle permet à l’historien de s’interroger sur le processus de la grâce mis en place au départ par la royauté puis ensuite par différents princes territoriaux tels que les ducs de Bourgogne. Les conditions de production de ces documents à la fin du Moyen Âge, leurs multiples exemplaires ainsi que les copies qui ont pu en être faites plusieurs décennies après leur émission initiale et qui sont aujourd’hui conservées dans le chartrier des ducs aux archives départementales de Côte d’Or appellent à analyser les différents usages qui ont pu en être faits au cours du temps, d’abord par l’autorité émettrice de la lettre puis par les autorités postérieures qui en ont produit des copies. Il est possible de se demander dans quelle mesure la lettre de rémission sert de plus en plus la politique des ducs en analysant notamment l’évolution du vocabulaire qu’elle contient, mais également en étudiant le portrait qu’elle souhaite donner du bon sujet ainsi que du bon prince. Enfin, il convient de rappeler que la lettre de rémission ne doit pas être considérée comme un document isolé mais en interaction avec d’autres sources judiciaires auxquelles elle constitue une forme de réponse de l’autorité princière qui affermit ainsi son autorité.
Mots-Clés
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1La pratique de la grâce existe depuis l’Antiquité quand l’empereur romain, dont l’un des devoirs était de rendre la justice, se montrait miséricordieux envers des condamnés1. À la fin du Moyen Âge, elle s’exprime le plus souvent par l’octroi de la lettre de rémission. Celle-ci permet d’interrompre toute procédure menée à l’encontre d’un justiciable en le libérant mais également en le rendant à sa bonne fama, c’est-à-dire à sa bonne réputation. Le plus ancien exemplaire connu d’un tel document est daté de 1304 et fut délivré par le roi de France Philippe IV le Bel2, bien que des chercheurs pensent que l’emploi de la lettre de rémission puisse être antérieur à cette date3.
2Son usage est initialement considéré comme un droit royal, que les princes peuvent également exercer, notamment le duc de Bourgogne qui est au début du xive siècle le premier pair du royaume, et par conséquent l’un des princes les plus puissants. Toutefois, à partir du milieu de ce siècle, le roi Charles V tente de s’en approprier l’exclusivité sans réellement y parvenir comme en témoigne le corpus des lettres bourguignonnes4. La fonction et l’usage de ce document ont été abordés par les premiers à s’y intéresser, notamment P. Texier qui a mis en relation leur fréquence d’émission avec certains événements politiques tels que les grandes défaites de la première phase de la guerre de Cent ans5. Il convient de distinguer la fonction de la lettre de rémission et son usage. Le premier terme renvoie à la nature même du document, que l’on retrouve notamment dans sa constitution, tandis que le second est davantage spécifique au contexte, à l’espace au sein duquel la lettre est produite.
3L’étude des lettres de rémission octroyées par les ducs de Bourgogne présente l’intérêt original d’analyser un corpus de documents concernant l’une des plus puissantes principautés du royaume de France. En outre, le territoire bourguignon ne cesse de s’accroître au cours du xve siècle, et ses ducs tendent à centraliser leur autorité sur ce vaste espace en le transformant en véritable État. Le projet de thèse débuté cette année s’appuie sur un ensemble initial de quelque 120 documents relatifs au processus de la grâce, qu’il s’agisse de lettres de rémission ou de supplications de justiciables demandant le pardon princier. Ce point de départ correspond au corpus classé aux Archives Départementales de Côte d’Or (ADCO) spécifiquement sous le thème des lettres de grâce6, auquel se sont déjà ajoutés une trentaine de documents conservés dans d’autres fonds non spécifiques7. L’une des difficultés de ce travail est de retrouver l’ensemble des éléments de procédure de la grâce pour les justiciables, compte tenu de la dispersion de ces documents d’archives.
4L’intérêt des historiens pour les lettres de rémission remonte au xixe siècle, au cours duquel plusieurs d’entre eux ont entrepris d’éditer des documents contenus dans les registres du Trésor des chartes8. Toutefois, ils n’analysaient alors les lettres que dans le cadre d’une histoire sociale, et des connaissances qu’elles apportaient sur la vie quotidienne à une échelle locale voire régionale9. Comme le note C. Petit-Dutaillis dans sa publication de lettres de rémission de Philippe le Bon, « pour l’histoire politique, on trouvera peu à glaner dans les lettres de rémission »10. Après la première décennie du xxe siècle, on ne compte que peu de publications sur cette pratique de la grâce, qu’elle soit royale ou princière11. Elles ne sont à nouveau réellement étudiées qu’à partir des années 1960-1970, essentiellement par des juristes, pour leurs aspects juridiques et politiques12. Néanmoins ce n’est que depuis les années 1980, notamment avec la thèse d’État de C. Gauvard, que les historiens effectuent à leur tour des travaux sur ces documents en analysant en particulier leur aspect social et anthropologique13. En ce qui concerne les lettres bourguignonnes, très peu d’études ont été menées si l’on excepte celles concernant les principautés du Nord. On peut ici citer un article de N. Gonthier qui a permis de révéler la richesse du fonds conservé, ainsi qu’une publication de J. Richard qui s’est intéressé particulièrement aux quelques lettres émises par le duc capétien Eudes IV (1315-1349)14.
5Afin de déterminer les fonctions et usages des lettres de rémission bourguignonnes, il convient de présenter en premier lieu la procédure de la grâce telle qu’elle apparaît dans le duché. Cette étape préalable permettra de déceler leurs évolutions depuis les derniers ducs de la branche capétienne jusqu’à la fin du règne des princes Valois en 1477. Il est cependant à noter qu’il ne s’agit là que d’une introduction à un travail de thèse fondé sur un corpus dont l’analyse n’a pas encore pu être effectuée en profondeur.
Production et fonction de la lettre de rémission : le processus de la grâce bourguignonne
6La lettre de rémission est un document qui s’insère dans le déroulement d’une procédure judiciaire, en interrompant son cheminement. Elle répond le plus souvent à une lettre de supplication, dont peu d’exemplaires ont été conservés (fig. 1), ou bien elle anticipe l’éventuelle condamnation dont le justiciable pourrait faire l’objet. Elle doit ensuite être entérinée par le bailli ducal, en présence des membres de l’autorité judiciaire qui avait entrepris la poursuite ainsi que des représentants de la ou des victimes. La lettre de rémission est alors lue devant toutes ces personnes, qui doivent ensuite confirmer la véracité de son contenu afin qu’elle soit validée, comme le montre l’exemple de Guienot Sergent en 1386, dont la lettre de rémission s’accompagne du document relatant cette procédure d’entérinement15. Il s’agit donc toujours d’un document en interaction avec d’autres éléments de procédure ou avec des personnels judiciaires, constituant ainsi le symbole même de la liberté du prince de porter un regard sur des affaires judiciaires dont il délègue normalement le jugement. Il est alors possible de déduire que la lettre de rémission est un élément qui permet au prince, en exprimant sa liberté de jugement, d’affirmer son pouvoir notamment lors de conflits judiciaires avec des tribunaux. On le voit en particulier avec l’organe judiciaire de la mairie de Dijon auquel le prince semble être régulièrement confronté, par exemple dans le cas de Preal le Poliot qui, suite à l’obtention de sa lettre de rémission en 1387, est banni par la mairie qui ne souhaite pas le réintégrer sur son territoire16.
Fig. : Lettre de supplication de Girart Bassot (non datée). ADCO B II 361, cliché R. Beaulant (voir l’image au format original)
7Le pardon octroyé par le duc de Bourgogne, permet également de rétablir la paix sociale brisée par le crime17 : on observe en effet fréquemment que la lettre contient une partie indiquant que le parti de la victime peut demander réparation ou bien continuer à poursuivre le justiciable dans le domaine civil seulement, opérant ainsi un rapprochement avec le système de composition judiciaire18. Ainsi Jehan de Villers, qui obtient sa rémission de la duchesse Marguerite de Flandres en mars 1376, doit tout de même payer une amende de cent francs d’or au duc comme il est indiqué à la suite de sa lettre19.
8Quelle que soit la raison du pardon, la lettre de rémission se construit toujours de façon stéréotypée. Son corps pourrait s’apparenter à celui des documents diplomatiques, avec des parties similaires à un protocole initial, un exposé des faits et un eschatocole, soit une structure qui se « standardise ». Elle doit véhiculer l’image d’un suppliant repentant dont le crime est pour l’occasion atténué, en insistant sur le fait qu’il n’a jamais eu affaire à la justice auparavant, et qu’il était au contraire de bonne renommée, comme Jehan de Lez en 137320. Il est ainsi présenté sous son meilleur jour, justifiant l’octroi de la grâce par le prince qui souligne alors sa magnanimité par des expressions telles que « préférant miséricorde à rigueur de justice »21. Par ailleurs, la présence régulière de certaines mentions au dos des lettres pourrait sous-entendre qu’elles étaient préparées à l’avance. En effet, plusieurs documents indiquent que la personne notée « au blanc » a été graciée ou libérée, ce qui laisse supposer que les lettres ont pu être produites en série. On le voit dans le cas de Guillaume Pasquelin en 1423, ou encore au dos de la lettre de rémission de Nicolas Courdier, où on lit : « aujourduy [28e] jour de may l’an mil [443] le nommé au blanc a esté mis hors desdites prisons », ce qui suppose qu’un espace est laissé au sein de la lettre avant qu’elle soit délivrée, afin de pouvoir écrire le nom du justiciable gracié lorsque le pardon est octroyé22. Ces formules se retrouvent également dans d’autres documents administratifs tels que les quittances accordées à des marchands drapiers lors de l’achat des robes de livrée des sergents de la mairie de Dijon, où il est régulièrement fait mention du nom « noté au blanc », ici encore au dos des documents23.
9Les premières investigations effectuées sur le corpus bourguignon révèlent que plusieurs exemplaires d’une même lettre de rémission étaient délivrés, sans que leur nombre exact ne puisse être connu avec certitude à ce stade des recherches. Il est toutefois possible d’avancer l’hypothèse qu’un minimum de trois documents était octroyé, comme on le voit dans le cas d’Euvrart Symonnin en 141124. Le premier était logiquement adressé au justiciable gracié afin qu’il conserve une preuve de sa rémission, tandis qu’un second devait être conservé par l’autorité émettrice, probablement dans des registres de chancellerie comme on a pu le découvrir avec les lettres émises par la comtesse de Bourgogne et d’Artois Marguerite de France (1361-1382)25. Enfin, le troisième exemplaire qu’implique cette hypothèse devait sans doute être destiné à l’autorité dont la lettre cassait le jugement ou dont elle interrompait la procédure, afin qu’elle ne poursuive pas de nouveau le justiciable pour le cas qui venait de lui être remis. Il est naturellement possible que d’autres exemplaires que les trois qui viennent d’être cités aient pu être délivrés. Par ailleurs, l’importance d’un document peut parfois se distinguer par le support sur lequel il est rédigé, le parchemin étant alors préféré au papier, moins noble et moins coûteux. Il est toutefois difficile de distinguer la prééminence de certaines lettres de rémission sur leurs copies lorsque celles-ci sont également rédigées sur parchemin, par exemple dans le cas de Guillaume Calabri et sa femme Perrenote, dont la lettre de rémission est rédigée sur parchemin mais où il est indiqué qu’il ne s’agit que d’une copie26. Les reproductions effectuées sur papier sont souvent rédigées sur des cahiers comme pour Claude de Vaultravers en janvier 143627, dans des registres pour Guiot de Cicons28, ou encore recopiées une vingtaine d’années après leur émission initiale, peut-être simplement dans un but de conservation, les originaux étant peut-être trop détériorés29.
10Si la grâce du prince ne nourrit théoriquement pas d’objectif financier, elle n’en demeure pas moins payante, comme le soulignait C. Gauvard pour les lettres de rémission royales30. En ce qui concerne les ducs de Bourgogne, on connaît le prix qu’a coûté une copie de lettre de pardon à Guillaume Vernier, qui a payé 8 gros tournois au receveur Guillaume Jomart pour un document de 9 feuillets le 15 novembre 147131. L’analyse ultérieure des registres de comptes des receveurs ducaux permettra sans doute d’obtenir davantage d’informations.
11La fonction initiale assignée à la lettre de rémission est de nature juridique, puisqu’il s’agit de gracier un justiciable pour le crime qu’il a pu commettre et de le réintégrer à la société en le rendant à sa bonne fama, à sa bonne renommée. Le criminel est alors purifié, lavé de toute accusation par l’autorité princière et peut à nouveau s’insérer dans la vie commune. Néanmoins, la procédure qu’implique la lettre de rémission sous-entend qu’elle n’a pas une fonction uniquement judiciaire, mais également politique et ce dès le début de son utilisation par les rois et princes, qui va croissant jusqu’au xve siècle. En Bourgogne, les formules utilisées par Eudes IV (1315-1349) telles que « et n’y ait faute » soulignent que le duc attend une procédure rapide qui doit participer à l’illustration de son pouvoir32. Cette fonction politique, du moins d’après les lettres de ce prince capétien de Bourgogne, semble cependant encore relativement limitée au début du xive siècle, dans la mesure où les expressions employées ne sont pas très élaborées ni réellement normées. Ce degré d’élaboration, grâce auquel on pourrait mieux définir les fonctions initiales qu’ont attribué les souverain et princes aux lettres de rémission, gagnera en précision à la suite d’une comparaison avec les lettres royales émises dans la première moitié du xive siècle. Il semblerait en effet que la procédure mise en place par la chancellerie royale ne trouve son aboutissement définitif qu’à la fin du règne de Philippe VI de Valois, soit vers les années 1340-135033. En revanche il est difficile de déceler cette fonction sociale dans les documents émis par Eudes IV, compte tenu de leur brièveté, alors qu’elle apparaît davantage dans les lettres octroyées à partir du règne du premier duc Valois Philippe le Hardi, sous lequel la structure et les usages se développent et se perfectionnent en prenant exemple sur ceux de la chancellerie royale.
Évolution de la structure de la lettre de rémission et de ses usages
12Le décès de Philippe de Rouvre, dernier duc de Bourgogne de la branche capétienne directe, laisse le duché sans prince à partir de 1361. Après une courte gestion du territoire par le roi de France Jean II le Bon, celui-ci le donne en apanage à son fils Philippe, frère du futur roi Charles V, qui devient alors en 1363 le duc Philippe II le Hardi. C’est à partir de cette période que l’on observe une véritable évolution dans la constitution des lettres de rémission princières : elles s’inspirent désormais des lettres royales de l’époque et deviennent plus élaborées, plus stéréotypées. Or, le roi Jean II le Bon a octroyé un nombre non négligeable de lettres de rémission à ses nouveaux sujets bourguignons lors de ses séjours à Dijon afin d’obtenir leur fidélité34. Il se pourrait donc que Philippe le Hardi, reprenant l’entreprise de son père, se soit inspiré de ces lettres de rémission pour construire celles qu’il octroie tout au long de son règne. On peut également observer que, bien que la fonction juridique de ce document soit conservée, la procédure peut parfois être assez longue, de l’ordre de plusieurs mois. Cela est particulièrement vrai sous le règne du duc Jean sans Peur : son épouse, la duchesse Marguerite de Bavière, doit faire à plusieurs reprises libérer Perrenot d’Ouges entre juillet et octobre 1412 afin que celui-ci puisse aller demander sa grâce auprès du prince, puisqu’elle ne peut statuer elle-même sur le cas de ce justiciable35. Comme on l’a vu plus haut, c’est aussi sous le règne de Philippe le Hardi que l’on commence à ajouter une véritable fonction sociale à la lettre de rémission, lorsque le prince commence à employer certaines formules destinées à présenter le justiciable sous un meilleur jour dans le but de véhiculer une image normée du sujet idéal. Cette « normalisation » pose alors le problème de la véritable valeur documentaire de ce type de source, puisque la vérité peut y être déformée à des fins de gouvernement36. Ainsi, bien qu’il ne s’agisse plus de la période ducale, on remarque, au sein de la copie sur cahier en papier d’une lettre émise par le roi Louis XII en 1502, de nombreuses annotations dans les marges dont le contenu contredit celui du document royal37. Leur rédacteur cherche à montrer que les faits tels qu’ils sont rédigés ont été déformés par rapport à la vérité, sans doute dans le but de faire invalider la lettre octroyée à Pierre Chaillecot au moment de sa procédure d’entérinement. Il est écrit dans les marges des phrases telles que : « il mant car lui mesmes irrita le deffunct par ce qu’il lui dit qu’il alast garder lui mesmes les vignes de sa garde et les asnes de Bernard » ; « nota sur ce qu’il ne dit pas vray car avant que Jehan Humbert reprint son espied il avoit ja le cop » ; « le contraire est verité assavoir que tousiours il a esté de mauvaise vie mal saint et renommé et deliberé à mal faire car il se treuvera qu’il a fait d’aultres cas mesmement d’avoir desrobé ung beufz […] ». Il est probable que la personne ayant rédigé ces annotations était un membre de la justice échevinale de Dijon présent lors du procès de Pierre Chaillecot, qui a pu en lire le compte rendu pour étayer ses propos ajoutés à la lettre de rémission. Toutefois, il n’est pas possible de savoir si ces ajouts ont réellement permis de faire invalider la grâce royale, car on ne dispose pas du document de la procédure d’entérinement.
13L’étude des lettres de rémission bourguignonnes émises sous les ducs Valois permet également d’observer un important accroissement de leur fonction politique, dans la mesure où il s’agit désormais de construire l’image du prince magnanime et miséricordieux. La lettre montre qu’il est le seul juge disposant d’une autorité suprême et d’une supériorité spirituelle, par l’emploi de formules telles que « de nostre certaine science », expressions régulières que l’on retrouve dans les documents royaux, et qui véhiculent l’image du prince idéal et généreux avec ses sujets en dépit de leurs déviances38. Le corpus analysé jusqu’ici permet de relever que le prince, en octroyant son pardon, rappelle aussi qu’il est le seul à disposer des corps de ses sujets, ce terme revenant très fréquemment dans ses lettres. Les normes politiques de bon gouvernement qui apparaissent dans les lettres de rémission participent ainsi de la construction de l’état bourguignon tout au long du xve siècle, étant légitimées notamment par leurs ressemblances avec les lettres royales. En outre, et de la même manière que l’ont fait les rois de France, on peut penser que les ducs de Bourgogne ont pu trouver un usage politique à ces documents au moment de crises. Comme on l’a évoqué dans l’introduction, P. Texier a tenté de montrer que les rois de France avaient eux aussi émis un grand nombre de lettres à la suite des grandes défaites de la guerre de Cent ans telles que Crécy en 1346 ou Poitiers dix ans plus tard39. Dans le cas des ducs de Bourgogne, il faudra ajouter aux lettres du corpus bourguignon celles conservées dans les territoires septentrionaux afin d’obtenir un aperçu plus global de l’usage de la grâce par le prince.
14En outre, notre corpus initial contient plusieurs lettres dont l’usage semble difficile à déterminer. On remarque en effet deux documents dont les vidimi furent rédigés le 30 avril 1442, alors qu’ils avaient été émis respectivement en 142040 et 142141. Il est naturellement possible qu’ils aient été reproduits en raison de l’état détérioré des originaux, désormais perdus, mais il se pourrait également que le fait de les relire devant un auditoire s’inscrive dans un processus de réaffirmation de la légitimité du droit de grâce du prince ainsi que de son pouvoir, tout en participant de la construction de la mémoire du nouvel État naissant42. Les années 1420 et 1421 constituent en effet une période charnière pour Philippe le Bon dans la mesure où il s’agit du début de son règne, et le fait de faire lire une lettre émise par sa mère Marguerite de Bavière ainsi qu’une qu’il a lui-même octroyée lui permet de souligner la continuité et la légitimité de son droit, à une période où les tensions restent vives entre le duc de Bourgogne et le roi de France. Il est également intéressant de noter que les normes véhiculées par la grâce princière peuvent s’adresser à une ou plusieurs personnes. Ainsi, si Andrieu de la Parriere obtient son pardon pour sa seule personne43, certains documents peuvent faire mention de plusieurs justiciables graciés simultanément pour un même crime, comme on le voit dans le cas de Rolin le Flamant, Jehan Bernart et son fils44. Il arrive enfin que le prince accorde son pardon à l’ensemble d’une ville : l’exemple bourguignon le plus éloquent est celui de la ville de Gand à laquelle Philippe le Bon accorde sa grâce le 30 juillet 1453 (fig. 2)45. Le fait de pardonner à l’ensemble d’une cité n’est cependant pas propre aux ducs de Bourgogne, car Philippe le Bel l’avait déjà fait en 130746. En outre, d’après le contenu de la lettre en faveur des habitants de Gand, le processus de la grâce semble à rapprocher de celui de l’amende honorable, puisque celle-ci est exigée du prince en échange de son pardon. La lettre de rémission, bien que stéréotypée, demeure donc un document dont le prince peut user envers un ou plusieurs individus, voire à l’égard de l’ensemble d’une communauté selon les situations.
Fig. : Lettre de rémission en faveur des habitants de la ville de Gand, datée du 30 juillet 1453. ADCO B 11927, cliché R. Beaulant (voir l’image au format original)
15L’un des intérêts de ce travail de recherche sur les lettres de rémission est, en tenant compte de l’état lacunaire des archives, de tenter de cerner les évolutions de leur usage par les ducs de Bourgogne, dont il est déjà possible d’esquisser certains traits. Les plus anciens documents concernant la grâce princière qui nous sont parvenus sont ceux émis par le duc Eudes IV (1315-1349) en 1336, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse du premier prince bourguignon à exercer ce droit de grâce. Comme on l’a mentionné dans la partie précédente, l’usage qu’il a pu faire de la lettre de rémission pourrait être considéré comme une phase expérimentale au cours de laquelle elle n’est pas encore stéréotypée ni normée. En outre, compte tenu de la brièveté et du faible nombre de ces documents, il semble difficile de discerner si leur rédaction s’inspire déjà du modèle royal. Leur fonction première est juridique, bien que l’on observe déjà certains usages politiques destinés à affermir le pouvoir du prince sur son territoire. Toutefois, l’usage social et l’image du sujet idéal véhiculés par ce type de document n’apparaissent que sous Philippe le Hardi dans la seconde moitié du xive siècle. Il est particulièrement intéressant de remarquer que c’est également au cours de son règne que la duchesse de Bourgogne, à cette époque Marguerite de Flandres, dispose elle aussi en absence de son mari du droit de grâce et octroie des lettres de rémission en son nom propre, ce qui ne semble pas être le cas avec les lettres royales. On retrouve ce phénomène également avec Marguerite de Bavière, l’épouse de Jean sans Peur. Néanmoins, le fait que celle-ci envoie à plusieurs reprises des justiciables demander leur pardon auprès du prince semble constituer la limite de son pouvoir, dans la mesure où certains cas ne peuvent certainement être traités que par le duc en personne. En revanche, il paraît étonnant de ne trouver aucun document émanant de l’épouse de Philippe le Bon, Isabelle de Portugal, alors qu’elle semble pourtant être la femme ayant disposé du plus large pouvoir dans le duché de Bourgogne à la fin du Moyen Âge et qu’elle disposait elle aussi de ce droit d’octroyer des lettres de rémission47.
Conclusions
16La fonction des lettres de rémission bourguignonnes a probablement été inspirée de celle des lettres royales, dont la constitution des normes s’est faite progressivement. Leur usage a évolué avec le temps et au gré des différentes situations politiques du duché à la fin du Moyen Âge, ce que nous devons encore approfondir. Si la construction des lettres bourguignonnes s’est inspirée de celle des documents émis par les rois de France, les ducs de Bourgogne ont su en adapter l’usage à leurs propres problématiques sociales, politiques et judiciaires, ce qui justifie pleinement la poursuite de cette étude et davantage encore la comparaison à effectuer avec les lettres de rémission octroyées par d’autres princes : nous espérons ainsi mieux démontrer l’originalité des documents de ceux que l’on a appelés à une époque les grands ducs d’Occident.
Documents annexes
Notes
1 Pierre Duparc, Les origines de la grâce dans le droit pénal romain et français du Bas-Empire à la Renaissance, Paris, Recueil Sirey, 1970.
2 Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, vol. 1, p. 64.
3 Pascal Texier, « La rémission au xive siècle : significations et fonctions », dans La faute, la répression et le pardon. Actes du 107e congrès national des Sociétés savantes, (Brest 1982), section Philologie et Histoire jusqu’à 1610, Paris, Éditions du CTHS, 1984, p. 195-196.
4 Pierre Landin-Blety, « Lettres de rémission des vicomtes de Turenne aux xive et xve siècles », Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 45, 1988, p. 128.
5 Pascal Texier (art. cit. n. 3), p. 200-202.
6 Il s’agit des fonds cotés ADCO B II 361 et B 11466, dont les documents ont été rassemblés par l’archiviste F.-J. Garnier et qui se présentent sous la forme tantôt de lettres écrites sur parchemins, tantôt sous la forme de cahiers de papier. Le premier contient les grâces et rémissions octroyées en faveur de justiciables dépendant de la justice échevinale de Dijon, bien que d’autres documents tels que des réclamations relatives à des successions fassent également partie de ce fonds. Le second est en revanche constitué de lettres de grâce et rémission pour des justiciables originaires de tous les territoires bourguignons, à l’exception des principautés du Nord ; ici encore certains documents d’autre nature sont classés sous cette cote.
7 Il a en effet été possible de retrouver des lettres de rémission isolées dans des documents de natures variées telles que des registres de comptes, des fonds diplomatiques, ou encore dans les registres de délibérations de la mairie de Dijon.
8 Archives Nationales, série JJ.
9 On peut citer, entre autres : Francis Molard, Esquisses de mœurs sénonaises aux xive et xve siècles, d’après les lettres de rémission, Sens, Imprimerie Paul Duchemin, 1895 ; Paul Guerin et Leonce Celier, Recueil des documents concernant le Poitou contenus dans les registres de la Chancellerie de France, Poitiers, Société des archives historiques du Poitou, 1881-1958, 14 vol. ; Paul Le Cacheux, Actes de la chancellerie d’Henri VI concernant la Normandie sous la domination anglaise (1422-1435), Rouen, Société de l’histoire de Normandie, 1907-1909, 2 vol.
10 Charles Petit-Dutaillis, « Les lettres de rémission des ducs de Bourgogne. Leur importance pour l’histoire politique, sociale et économique des Pays-Bas », Congrès des sciences historiques en juillet 1907 (région du Nord et Belgique), Dunkerque, Minet-Tresca, 1907, p. 190.
11 Voir notamment l’article de Michel François, « Notes sur les lettres de rémission transcrites dans les registres du Trésor des chartes », Bibliothèque de l’École des chartes, 103, 1942, p. 317-324. L’auteur y dresse également une liste des principales éditions de lettres de rémission entreprises au xixe siècle.
12 Guy-François Le Poulichet, Le droit de grâce dans les trois derniers siècles de l’Ancien Régime, thèse de droit dactylographiée, Paris, 1956 ; Yves Brissaud, Le droit de grâce à la fin du Moyen Age, xive et xve siècles. Contribution à l’étude de la restauration de la souveraineté monarchique, thèse de droit dactylographiée, Poitiers, 1971 ; P. Duparc (op. cit. n. 1).
13 C. Gauvard (op. cit. n. 2) ; Jacqueline Hoareau-Dodinau, « La femme enceinte dans les lettres de rémission », Mémoires de la Société pour l’Histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 58, 2001, p. 205-227 ; Didier Lett, « Connaître charnellement une femme contre sa volonté et avec violence ». Viols des femmes et honneur des hommes dans les statuts communaux des Marches au xive siècle », dans Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, dir. J. Claustre, O. Matteoni, N. Offenstadt, Paris, PUF, 2010, p. 448-459.
14 Nicole Gonthier, « La rémission des crimes à Dijon sous les ducs de Valois », Cahiers d’Histoire, 25, 2, 1990, p. 99-119 ; Jean Richard, « Trois lettres de grâce du duc Eudes IV », Mémoires de la Société pour l’Histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 45, 1988, p. 393-396.
15 Beaune, archives municipales, carton 51 pièces n° 74 et 75.
16 Dijon, ADCO B II 361, 28 juin 1387 ; sur les rapports entre le duc et la mairie de Dijon, voir Georges Chevrier, « Les villes du duché de Bourgogne du xiiie à la fin du xve siècle. Organisations administratives et judiciaires », dans Recueils de la société Jean Bodin, tome VI, La ville, Institutions administratives et judiciaires, Bruxelles, Editions de la Librairie encyclopédique, 1954, p. 407-442 ; Thierry Dutour, « Les relations de Dijon et du duc de Bourgogne au xive siècle », Publications du Centre européen d'études bourguignonnes (xive-xvie siècle), 33, 1993, p. 5-19.
17 P. Texier (art. cit. n. 3), p. 199.
18 Bernard Dauven, Aude Musin, « La composition : de la peine au crime (duché de Brabant et comté de Namur, xve siècle », dans Autour de la sentence judiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, dir. B. Garnot et B. Lemesle, Dijon, EUD, 2012, p. 39-47.
19 Dijon, ADCO B 11465, f. 10.
20 Dijon, ADCO B II 361, 5 juin 1373.
21 C. Gauvard (op. cit. n. 2) ; Suppliques et requêtes. Le gouvernement par la grâce en Occident (xiie-xve siècle), dir. H. Millet, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2003.
22 Dijon, ADCO B II 361, 1er octobre 1423 et 27 mai 1443.
23 Dijon, archives municipales, B 65.
24 Dijon, ADCO B II 361, 28 mai 1411.
25 Dijon, ADCO B 401 et B 485bis.
26 Dijon, ADCO B II 361, décembre 1397.
27 Dijon, ADCO B 11466, janvier 1436.
28 Dijon, ADCO B 10440, f. 25v-27v.
29 Dijon, ADCO B II 361, 30 mars 1442.
30 C. Gauvard (op. cit. n. 2), p. 68-69.
31 Dijon, ADCO B II 361, 15 novembre 1471 ; la lettre de rémission n’est cependant pas jointe à ce document.
32 Dijon, ADCO B II 361, 16 novembre 1336.
33 P. Texier (art. cit. n. 3), p. 194.
34 Bertrand Schnerb, L’État bourguignon, 1363-1477, Paris, Perrin, 1999.
35 Dijon, ADCO B II 361, 2 juillet 1412, 19 juillet 1412 et 1er octobre 1412.
36 Pierre Braun, « La valeur documentaire des lettres de rémission », dans La faute, la répression et le pardon. Actes du 107e Congrès national des Sociétés savantes, (Brest 1982), section Philologie et Histoire jusqu’à 1610, Paris, Éditions du CTHS, 1984, p. 207-221.
37 Dijon, ADCO B II 361, octobre 1502.
38 Dijon, ADCO B II 361, décembre 1397.
39 P. Texier (art. cit. n. 3), p. 200-202.
40 Dijon, ADCO B II 361, 30 mars 1442.
41 Dijon, ADCO B II 361, 30 mars 1442 (document différent du précédent).
42 Sur la construction de la mémoire par l’organisation des archives, voir Emmanuel Melin, « Recopier, sauvegarder, prouver : l’inventaire d’archives, répétition du pouvoir ? L’exemple de l’échevinage de Reims », dans Re-Répéter-Répétitions. Journées d’études doctorales du laboratoire Langages, Littératures et Sociétés de l’Université de Savoie, dir. A.-F. Piffare et S. Rutigliano-Dapset, Chambéry, Editions de l’université de Savoie, 2010, p. 217-227.
43 Dijon, ADCO B II 361, 15 juin 1417.
44 Dijon, ADCO B II 361, 13 janvier 1412.
45 Dijon, ADCO B 11927, 30 juillet 1453.
46 P. Braun (art. cit. n. 36), p. 216-217.
47 Monique Somme, Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne. Une femme au pouvoir au xve siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998 ; B. Schnerb (op. cit. n. 34).